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Le blog d'Ariane Beth - Page 145

  • Cette qualité pierreuse

    « Il est à croire que je dois à mon père cette qualité pierreuse, car il mourut merveilleusement affligé d'une grosse pierre qu'il avait en la vessie ;

    il ne s'aperçut de son mal que le soixante-septième an de son âge, et avant cela il n'en avait eu aucune menace ou ressentiment aux reins, aux côtés, ni ailleurs (…) et dura encore sept ans en ce mal, traînant une fin de vie bien douloureuse.

    J'étais né vingt-cinq ans et plus avant sa maladie (…) Où se couvait tant de temps la propension à ce défaut ? Et, lorsqu'il était si loin du mal, cette légère pièce de sa substance de quoi il me bâtit, comment en portait-elle pour sa part une si grande impression ?

    Et comment encore si couverte, que, quarante-cinq ans après,(1) j'ai commencé à m'en ressentir, seul jusqu'à cette heure entre tant de frères et de sœurs, et tous d'une mère ?

    Qui m'éclaircira de ce progrès, je le croirai d'autant d'autres miracles qu'il voudra ; pourvu que, comme ils(2) font, il ne me donne pas en paiement une doctrine beaucoup plus difficile et fantastique que n'est la chose même. »

    (Montaigne Essais livre II chapitre 37 De la ressemblance des enfants aux pères)

     

    (1)Si indécelable, que ce n'est que quarante-cinq ans après …

    (2)Les philosophes ou les savants. Et parmi eux particulièrement les médecins, dont Montaigne souligne dans les pages qui suivent (ainsi qu'à d'autres endroits du livre, tantôt plaisamment tantôt amèrement) l'alliance d'incapacité et de prétention.

     

    Ce passage m'impressionne par l'intelligence du questionnement. Montaigne pose très exactement les problèmes que la génétique envisagera des siècles plus tard.

    On peut rappeler cependant qu'il n'est pas mort de la pierre, mais (pour autant qu'on sache) d'une sorte de phlegmon à la gorge, qui a provoqué une asphyxie.

    Conclusion en tous cas : on ne peut que se réjouir d'être né à une époque qui, malgré bien des défauts, assure (en nos pays riches ce n'est hélas pas le cas partout) l'accès à une science médicale digne de ce nom, et aux soins utiles qui vont avec.

     

  • Essentielles et corporelles

    « Les souffrances qui nous touchent simplement par l'âme m'affligent beaucoup moins qu'elles ne font la plupart des hommes : partie par jugement (car le monde estime plusieurs choses horribles, ou évitables au prix de la vie, qui me sont à peu près indifférentes) ; partie par une complexion stupide et insensible que j'ai aux accidents qui ne donnent à moi de droit fil(1) (…)

    Mais les souffrances vraiment essentielles et corporelles(2), je les goûte(3) bien vivement. Si est-ce pourtant que(4), les prévoyant autrefois d'une vue faible, délicate et amollie par la jouissance de cette longue et heureuse santé et repos que Dieu m'a prêté la meilleure part de mon âge, je les avais conçues par imagination si insupportables, qu'à la vérité j'en avais plus de peur que je n'y ai trouvé de mal : par où j'augmente toujours cette créance(5) que la plupart des facultés de notre âme, comme nous les employons, troublent plus le repos de la vie qu'elles n'y servent. »

    (Montaigne Essais livre II chapitre 37 De la ressemblance des enfants aux pères)

     

    (1)Directement. Expression référant à l'escrime.

    (2)Il faut souligner l'association des deux termes : l'essence n'est pas ailleurs que dans le corps. Montaigne est radicalement non-idéaliste. (Cf L'épouser en somme)

    (3)Les éprouve.

    (4)Sauf que.

    (5)Conviction.

     

    La peur du mal est pire que le mal lui-même, c'est souvent vrai. Je souligne néanmoins dans la dernière phrase comme nous les employons. Il est des anticipations, des préparations, matérielles comme psychologiques, qui désamorcent l'angoisse (En tous cas c'est mon expérience) (mais bon c'est vrai que j'ai un tempérament un peu phobique peut être).

    Freud dit l'angoisse est un pare-excitation. Entendant par là qu'elle peut prévenir le débordement du psychisme confronté à une atteinte trop brutale, ce qu'on appelle un trauma. Une sorte de mithridatisation psychique, si l'on veut. D'ailleurs en d'autres passages Montaigne le dit lui aussi, à sa façon.

     

  • La colique par la libéralité des ans

    « Je me suis envieilli de sept ou huit ans depuis que je commençai(1) ; ce n'a pas été sans quelque nouvel acquêt. J'y ai pratiqué la colique(2) par la libéralité des ans. (...) C'était à point nommé, de tous les accidents de la vieillesse, celui que je craignais le plus.

    J'avais pensé maintes fois à part moi que j'allais trop avant, et qu'à faire un si long chemin(3), je ne faudrais(4) pas de m'engager en fin en quelque malplaisant rencontre.

    Je sentais et protestais assez qu'il était heure de partir, et qu'il fallait trancher dans le vif (...) suivant la règle des chirurgiens ; qu'à celui qui ne rendait à temps (sa vie), Nature avait accoutumé faire payer bien rudes usures.

    Mais c'étaient vaines propositions. Il s'en fallait tant que j'en fusse prêt lors, que, en dix-huit mois ou environ qu'il y a que je suis en ce malplaisant état, j'ai déjà appris à m'y accommoder.

    J'entre déjà en composition de ce vivre coliqueux ; j'y trouve de quoi me consoler et de quoi espérer. Tant les hommes sont acoquinés à leur être misérable, qu'il n'est si rude condition qu'il n'acceptent pour s'y conserver ! »

    (Montaigne Essais livre II chapitre 37 De la ressemblance des enfants aux pères)

     

    (1)D'écrire les Essais.

    (2)Lié connaissance avec la maladie de la pierre.

    (3)Quand il écrit ces mots il a environ 55 ans. Mais c'est vrai qu'il abordait le bout du chemin puisqu'il est mort dans sa soixantième année.

    (4)Verbe faillir : je ne manquerais pas.

     

    Dans ce passage, on peut goûter la sincérité de reconnaître en soi le sentiment bien humain qu'on retrouve dans la fable de La Fontaine La Mort et le bûcheron.

    Moi ce qui me plaît surtout, c'est le ton ironique du début : quel beau cadeau m'a fait le passage du temps ! Une auto-ironie que l'on retrouve régulièrement chez lui. Traiter par l'humour sa propre souffrance fut l'une des grandes élégances morales de Montaigne