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Le blog d'Ariane Beth - Page 146

  • J'en conserve l'écriture

    « Quel contentement me serait-ce d'ouir ainsi quelqu'un me récitant les mœurs, le visage, la contenance, les paroles communes et les fortunes de mes ancêtres ! Combien j'y serais attentif !

    Vraiment, cela partirait d'une mauvaise nature, d'avoir à mépris les portraits mêmes de nos amis et prédécesseurs, la forme de leurs vêtements et de leurs armes.

    J'en conserve l'écriture, le seing, des heures(1) et une épée particulière qui leur a servi, et n'ai point chassé de mon cabinet les longues gaules que mon père portait ordinairement en la main.(2)

    Si toutefois ma postérité est d'autre appétit, j'aurai bien de quoi me revancher : car ils ne sauraient faire moins de conte(3) de moi que j'en ferai d'eux en ce temps-là. »

    (Montaigne Essais livre II chapitre 18 Du démentir)

     

    (1)Un livre d'heures, recueil de prières tirées des offices monastiques.

    (2)Suit une citation de Saint Augustin comme quoi on garde les objets des parents à la mesure de l'amour qu'on a pour eux. De fait Montaigne à ce moment de sa vie est dans un trip de dévotion filiale envers papa Eyquem mort peu de temps avant. (Cf les points d'exclamation des premières phrases, signes d'un investissement émotionnel peu fréquent dans les Essais.)

    C'est ainsi le moment où il décide à honorer la promesse faite à son père de traduire une certaine "Apologie de la religion chrétienne" de Raimond Sebon, dont il n'avait à la vérité rien à faire au départ. On sait que cela donnera lieu à l'un des chapitres (II,12) les plus complexes des Essais, où Montaigne va, au bout du compte, ramasser sa pensée dans la formule "Que sais-je ?".

    C'est aussi le moment où, plus généralement, il mesure tout ce qu'il doit aux gens de sa lignée, qui ont travaillé dur et intelligemment pour s'élever dans la société. Jusqu'à Pierre Eyquem son père, qui a acheté la terre de Montaigne, dont son fils a pu porter le nom. Cette reconnaissance s'accompagne d'une culpabilité de ne pas être aussi bon gestionnaire du domaine qu'ils l'ont été. Et aussi de ne pas avoir réussi la carrière que son père avait rêvée pour lui dans les milieux de la haute noblesse.

    (3)Conte pouvait encore à l'époque signifier l'histoire ou le compte (Montaigne joue ici sur les deux sens). Quand la culture était essentiellement orale, en racontant une histoire on donnait des repères à l'auditeur, lui permettant de mémoriser le déroulement des séquences. Ainsi le chiffre trois si fréquent dans les contes.

    En lisant ce passage je me dis que Montaigne aurait apprécié d'avoir des photos, des enregistrements, des films, de ses parents. Et aussi que du coup, pour laisser trace de lui à sa postérité, à supposer qu'elle s'en soucie (cf l'ironique dernière phrase), il se serait peut être contenté de se faire photographier ou filmer. Et son œuvre de génie n'aurait jamais vu le jour.

    La culture universelle l'a échappé belle ...

     

  • Pour le coin d'une librairie

    « Je ne dresse pas ici une statue à planter au carrefour d'une ville, ou dans une église, ou place publique(1). C'est pour le coin d'une librairie, et pour en amuser un voisin, un parent, un ami, qui aura plaisir à me racointer(2) et repratiquer en cette image.

    Les autres ont pris cœur de parler d'eux pour y avoir trouvé le sujet digne et riche ; moi, au rebours, pour l'avoir trouvé si stérile et si maigre qu'il n'y peut échoir soupçon d'ostentation.

    Je juge(3) volontiers des actions d'autrui ; des miennes je donne peu à juger à cause de leur nihilité.(4)

    Je ne trouve pas tant de bien en moi que je ne le puisse dire sans rougir. »

    (Montaigne Essais livre II chapitre 18 Du démentir)

     

    (1)Suit une citation d'Horace qui dit en substance : moi je lis pour mes amis, pas sur le forum. Montaigne aurait, j'imagine, souscrit de même à la remarque de Nietzsche (dans la bouche de Zarathoustra) : les choses importantes se font loin de la place du marché.

    (2)Rejoindre, mais avec une valeur bien concrète. Dans racointer il y a le mot coin, si bien qu'on pourrait traduire : trouver un bon angle de rapprochement.

    (3)Plus que d'évaluation, il s'agit ici d'observation.

    (4)Du latin nihil = rien.

     

    Je trouve la dernière phrase magistrale, avec cette avalanche de négations qui met en évidence les ruses de la fausse modestie.

    La modestie vraie ou fausse n'est pas la question de Montaigne. Sa question est la justesse de regard sur soi.

    « De dire moins de soi qu'il n'y en a, c'est sottise, non modestie. De dire de soi plus qu'il n'y en a, ce n'est pas toujours présomption, c'est encore souvent sottise. » (II, 6 De l'exercitation)

     

  • De très digne considération

    « J'ai pris plaisir à publier en plusieurs lieux l'espérance que j'ai de Marie de Gournay le Jars, ma fille d'alliance, et certes aimée de moi beaucoup plus que paternellement, et enveloppée en ma retraite et solitude, comme l'une des meilleures parties de mon propre être.(...)

    Le jugement qu'elle fit des premiers Essais(1), et femme, et en ce siècle, et si jeune, et si seule en son quartier, et la véhémence fameuse dont elle m'aima et me désira long temps sur la seule estime qu'elle en prit de moi, avant m'avoir vu, c'est un accident(2) de très digne considération. »

    (Montaigne Essais livre II chapitre 17 De la présomption)

     

    (1)La première publication des Essais en 1580 (livres I et II).

    (2)Un événement inattendu.

     

    Quelques jaloux et misogynes ont émis l'hypothèse comme quoi ce serait Marie qui aurait rajouté ces lignes après la mort de Montaigne lors de la publication du manuscrit complet des trois livres des Essais en 1592. No comment.

    Ce qu'il y a de sûr c'est qu'ils ont travaillé ensemble à l'établissement du texte définitif, et qu'il lui a officiellement confié le soin de la publication. Connaissant Montaigne, il n'aurait pas fait preuve d'une telle confiance envers n'importe qui. Et c'est bien ce qu'il dit ici : cette petite Marie, ce n'est pas n'importe qui.

    Et pour cause, il a trouvé en elle le fameux lecteur inclassable, improbable, dont il était question la dernière fois.

    Mais en fait, quand je lis ce passage, c'est son étonnement qui m'étonne.

    « Outre ce profit que je trouve d'écrire de moi, j'en espère cet autre que, s'il advient que mes humeurs plaisent et accordent à quelque honnête homme avant que je meure, il recherchera de nous joindre : je lui donne beaucoup de pays gagné (lui épargne beaucoup de chemin), car tout ce qu'une longue connaissance et familiarité lui pourrait avoir acquis en plusieurs années, il le voit en trois jours en ce registre, et plus sûrement et exactement. » (Essais III, 9 De la vanité)

    Marie n'a fait que le prendre au mot. L'honnête homme, ce fut une femme.