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Le blog d'Ariane Beth - Page 148

  • Elle me manque du tout

    « C'est un outil de merveilleux service que la mémoire, et sans lequel le jugement fait bien à peine(1) son office : elle me manque du tout.

    Ce qu'on me veut proposer, il faut que ce soit à parcelles. Car de répondre à un propos où il y eut plusieurs divers chefs(2), il n'est pas en ma puissance.

    Je ne saurais recevoir une charge sans tablettes. Et quand j'ai un propos de conséquence à tenir, s'il est de longue haleine, je suis réduit à cette vile et misérable nécessité d'apprendre par cœur mot à mot ce que j'ai à dire (…)

    Mais ce moyen m'est non moins difficile. Pour apprendre trois vers, il me faut trois heures (…)(3)

    Ma librairie, qui est des belles entre les librairies de village(4), est assise à un coin de ma maison ; s'il me tombe en fantaisie quelque chose que j'y veuille aller chercher ou écrire, de peur qu'elle ne m'échappe en traversant seulement ma cour, il faut que je la donne en garde à quelqu'autre. »

    (Montaigne Essais livre II chapitre 17 De la présomption)

     

    (1)Fait bien à peine = a beaucoup de mal à faire.

    (2)Chapitres, parties.

    (3)Voilà qui est étonnant, si l'on rapproche ces phrases du passage où Montaigne parle de son amour du théâtre au collège, ajoutant qu'il se débrouillait plutôt bien (I,26 De l'institution des enfants). On peut y voir la confirmation de ce qu'il dit en plusieurs autres endroits : autant il est indolent pour se mettre à ce qui l'ennuie (la gestion de son domaine par exemple) autant pour ce qui lui plaît il ne ménage ni son temps ni sa peine. Un point commun entre le grand Montaigne et tout un chacun (en tous cas moi).

    (4)Il était très fier de la tour qu'il avait fait bâtir pour en faire sa librairie. Il y allait pour lire et écrire certes, mais aussi pour être tranquille, fuir les importuns (y compris Madame, ou ses frères, ou ses amis quand il n'avait pas envie de les voir, n'hésite-t-il pas à avouer). On le sait, il a voulu y inscrire sa marque propre, quasiment sa signature, en faisant graver au plafond des citations empruntées à ses auteurs favoris, compagnons et inspirateurs de son écriture.

    En somme sa tour était pour lui très exactement, selon la magnifique expression de Virginia Woolf, a room of his own. Un lieu bien à lui, l'espace où être soi.

     

  • Comme parfois elle m'échappe

    « Apollonius(1) disait que c'était aux serfs de mentir, et aux libres de dire la vérité.

    C'est la première et fondamentale partie de la vertu. Il la faut aimer pour elle-même.

    Celui qui dit vrai, par ce qu'il y est d'ailleurs obligé et par ce qu'il sert, et qui ne craint point de dire un mensonge, quand il n'importe à personne, n'est pas véritable suffisamment.

    Mon âme, de sa complexion, refuit la menterie et hait même à la penser.

    J'ai une interne vergogne et un remords piquant, si par fois elle m'échappe, comme parfois elle m'échappe, les occasions me surprenant et agitant impréméditéement(2).

    Il ne faut pas toujours dire tout, car ce serait sottise ; mais ce qu'on dit, il faut qu'il soit dit tel qu'on le pense, autrement c'est méchanceté. »

    (Montaigne Essais livre II chapitre 17 De la présomption)

     

    (1)Apollonius de Thyane (Pythagoricien, 1er siècle).

    (2)Sans que j'aie pu réfléchir à l'avance. À vrai dire, moi j'avoue que j'aurais aimé des exemples de ces occasions où il a laissé échapper une menterie. Mais il n'en donne pas ...

    La méchanceté de ne pas dire les choses telles qu'on les pense, je la comprends comme un positionnement de supériorité par rapport à l'autre. Qu'il soit conscient, délibéré, ou pas, peu importe : en pratique pour l'autre ça revient au même.

    Parfois c'est qu'on veut être « gentil », protéger l'autre supposé incapable d'entendre rien que la vérité toute la vérité. Alors ce qu'on pense, on le lui présente enrobé, atténué.

    Parfois c'est juste pour le plaisir de le prendre pour un con … Histoire d'être sûr que l'on n'en est pas un soi-même ?

     

  • Ainsi que des chemins

    « La plus pénible assiette pour moi, c'est être en suspens ès choses qui pressent(1), et agité entre la crainte et l'espérance.

    Le délibérer(2), voire ès choses plus légères, m'importune ; et sens mon esprit plus empêché à souffrir(3) le branle et les secousses diverses du doute et de la consultation, qu'à se rasseoir et résoudre à quelque parti que ce soit, après que la chance est livrée(4).

    Peu de passions m'ont troublé le sommeil ; mais, des délibérations, la moindre me le trouble.

    Tout ainsi que des chemins, j'en évite volontiers les côtés pendants(5) et glissants, et me jette dans le battu le plus boueux et enfondrant(6), d'où je ne puisse aller plus bas, et y cherche sûreté. »

    (Montaigne Essais livre II chapitre 17 De la présomption)

     

    (1)Des choses pas tant urgentes que potentiellement lourdes de conséquence. (Opposées à choses plus légères de la phrase suivante).

    (2)Le processus de prise de décision.

    (3)Empêché à souffrir = ayant de la peine à supporter.

    (4)Une fois que le sort en est jeté.

    (5)Pentus.

    (6)Où se creusent des fondrières, des ornières. Terme probablement inventé par Montaigne.

     

    On voit ici un exemple de séquence d'écriture fréquente dans les Essais.

    Un fait (ou un sentiment) est présenté de façon argumentée et circonstanciée, dans un style plutôt laborieux. Et puis, derrière, arrive une belle métaphore bien concrète, jouant sur quelques mots au fort pouvoir évocateur.

    Cela dit, la solution de régler son flottement d'âme (dirait Spinoza) en se jetant dans le battu le plus boueux et enfondrant ça fait un peu politique du pire.