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Le blog d'Ariane Beth - Page 147

  • Ni nom ni rang entre nous

    « Et puis, pour qui écrivez-vous ?

    Les savants à qui touche la juridiction livresque, ne connaissent autre prix que de la doctrine(1), et n'avouent autre procéder(2) en nos esprits que celui de l'érudition et de l'art(3) : si vous avez pris l'un des Scipions pour l'autre, que vous reste-t-il à dire qui vaille ? Qui ignore Aristote, selon eux s'ignore quand et quand(4) soi-même.

    Les âmes communes et populaires ne voient pas la grâce d'un discours hautain et délié(5). Or ces deux espèces occupent le monde.

    La tierce, à qui vous tombez en partage, des âmes réglées et fortes d'elles-mêmes est si rare, que justement elle n'a ni nom, ni rang entre nous : c'est à demi temps perdu d'aspirer et de s'efforcer à lui plaire. »

    (Montaigne Essais livre II chapitre 17 De la présomption)

     

    (1)Un savoir purement universitaire ou scolaire (en un sens péjoratif).

    (2)Ne considèrent comme valable d'autre méthode que.

    (3)Au sens ici de qu'on appellerait bagage culturel.

    (4)Tout autant.

    (5)Qui a de la hauteur (de vue) et qui prend ses distances avec le sens commun, les idées reçues. Disons les pensées qui « volent haut ».

     

    Montaigne, via son lectorat supposé (espéré) fait ici son portrait en creux : il est de ces âmes fortes et réglées d'elles-mêmes. L'accent est sur d'elles-mêmes. Il revendique une autonomie (intellectuelle comme éthique) émanant de sa seule singularité.

    Par conséquent le portrait-robot de son lecteur, de sa lectrice, est impossible à tracer. Il peut être universitaire, autodidacte, cultivé ou pas, compliqué ou simple, ce n'est pas la question.

    La question est juste de venir à lui tel(le) qu'on est. Juste parce que c'est lui. (On en verra un exemple la prochaine fois).

     

  • On me surprit ignorant

    « Je suis né et nourri(1) aux champs et parmi le labourage ; j'ai des affaires et du ménage en main, depuis que ceux qui me devançaient en la possession des biens que je jouis m'ont quitté leur place.

    Or je ne sais compter ni à get(2) ni à plume ; la plupart de nos monnaies, je ne les connais pas ; ni ne sais la différence de l'un grain à l'autre, ni en la terre, ni au grenier, si elle n'est pas trop apparente ; ni à peine celle d'entre les choux ni les laitues de mon jardin.(3)

    Je n'entends pas seulement le nom des premiers outils du ménage, ni les plus grossiers principes de l'agriculture, et que les enfants savent ; moins aux arts mécaniques, en la trafique et en la connaissance des marchandises, diversité et nature des fruits, de vins, de viandes ; ni à dresser un oiseau, ni à médiciner un cheval ou un chien.

    Et puisqu'il me faut faire la honte tout entière, il n'y a pas un mois qu'on me surprit ignorant de quoi le levain servait à faire le pain, et (ce) que c'était que faire cuver un vin.

    On conjectura anciennement à Athènes une aptitude à la mathématique en celui à qui on voyait ingénieusement agencer et fagotter une charge de broussailles. Vraiment on tirerait de moi une bien contraire conclusion : car, qu'on me donne tout l'apprêt d'une cuisine, et me voilà à la faim.(4)

    (Montaigne Essais livre II chapitre 17 De la présomption)

     

    (1)Élevé.

    (2)Avec des jetons. À plume = en notant les opérations sur le papier.

    (3)Mais alors dans sa phrase si belle Que la mort me trouve plantant mes choux mais nonchalant d'elle comme de mon jardin imparfait (I,20 Que philosopher c'est apprendre à mourir) aussi bien il s'agit de laitues ? Que la mort me trouve plantant mes salades ça sonnait moins bien c'est vrai.

    (4)S'il fallait faire mon repas moi-même, je resterais sur ma faim. « Demandez à un Spartiate s'il aime mieux être bon rhétoricien que bon soldat ; non pas moi, que bon cuisinier, si je n'avais qui m'en servît. » (II,37 De la ressemblance des enfants aux pères)

     

    Considérations fréquentes dans les Essais : la vraie vie, la rugueuse réalité, j'y suis inapte. Et chaque fois je me demande : le regrette-t-il sincèrement, ou est-ce pêche aux compliments « allons vous avez tellement d'autres points forts » ?

    Les deux, je crois bien.

     

  • Excellent en l'oubliance

    « Il m'est très malaisé de retenir des noms. Je dirai bien qu'il a trois syllabes, que le son en est rude, qu'il commence ou termine par telle lettre. Et si je durais à vivre longtemps, je ne crois pas que je n'oubliasse(1) mon nom propre, comme ont fait d'autres. (...)

    Et suis si excellent en l'oubliance, que mes écrits même et compositions, je ne les oublie pas moins que le reste. On m'allègue(2) à tous les coups à moi-même sans que je le sente.

    Qui voudrait savoir d'où sont les vers et exemples que j'ai ici entassés, me mettrait en peine de le lui dire.(3) (...)

    Ce n'est pas grand merveille si mon livre suit la fortune des autres livres et si ma mémoire désempare(4) ce que j'écris comme ce que je lis, ce que je donne comme ce que je reçois. »

    (Montaigne Essais livre II chapitre 17 De la présomption)

     

    (1)Effet d'insistance de la double négation : je suis tout à fait sûr que j'oublierais.

    (2)On me cite.

    (3)Eh oui : il cite de mémoire (et donc parfois approximativement). Du coup cela a été un gros boulot pour ses éditeurs de rendre à César (et aux autres) …

    (4)Désemparer utilisé comme contraire de s'emparer de. C'est en fait un terme de marine : un bateau est désemparé quand, ayant subi des avaries, il n'est plus correctement armé pour la navigation. Un mot donc qui est un concentré métaphorique.

     

    Le trait de caractère que je lis en creux dans cette absence de mémoire, c'est l'aptitude à se satisfaire du présent. Ne pas chercher à retenir ce temps qui passe. Juste y trouver à chaque moment un lieu d'être.

    Et pour finir, une association libre (en saluant au passage Papa Freud) : cette métaphore du désemparement m'évoque vous savez quoi un certain Bateau ivre. Association pas si absurde peut être : Montaigne aurait voulu, dit-il, être poète (comme Ronsard, par exemple, il l'admirait beaucoup).

    Mais bon, poursuit-il, les rares poèmes que j'ai commis sont vraiment trop nuls …