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Le blog d'Ariane Beth - Page 35

  • Petit dico (6) Kafkaïen

    « Dans ce tiroir traînent de vieux papiers, que j'aurais jetés depuis longtemps si j'avais une corbeille à papiers. »

    (Journal de Franz Kafka)

    On reconnaît bien là l'humour de Kafka, qui correspond à l'essence-même de l'humour : rendre acceptables la douleur et l'absurdité de la condition humaine en les tournant en dérision, comme on dit fort justement.

    Sagesse de l'humour : oui c'est faute de savoir ou pouvoir trouver sa corbeille à papiers pour y balancer tous ses vieux papiers qu'il est difficile de se libérer du poids du passé.

    Insistons sur le « sa » : l'art de jeter commence par la recherche d'une corbeille à papiers bien à soi. Jeter ses vieux papiers est un acte trop intime pour l'accomplir dans le premier container venu.

    Quels papiers donc ? Il peut s'agir de beaucoup de choses, pour Kafka comme pour chacun de nous.

    Mais on peut déjà les classer (le classement est le premier pas sur le chemin du jeter). Je vais les discriminer en deux catégories : les papiers venus des autres, les « allopapiers » si l'on veut, et les « autopapiers », que l'on produit soi-même.

    Il est des allopapiers faciles à jeter du fait de leur évidente inutilité. Flyer du marabout proposant envoûtements et désenvoûtements, brochure de grande enseigne vantant les promotions à ne surtout pas rater, professions de foi électorales etc. (et bien sûr leurs déclinaisons virtuelles en invasion de spams dans la boîte mail) : bref tout ce qui est de l'ordre de la publicité.

    Quoique, facile à jeter ? Cela m'évoque un sketch de Gad Elmaleh, assez ancien (je parle du sketch – quoique) où son personnage s'efforçait de faire une réponse personnalisée pour décliner chacune des différentes offres commerciales dont il était assailli.

    Mais il y a une catégorie d'allopapiers moins faciles à traiter : les documents administratifs et assimilés, genre factures d'électricité, courriers de l'agence de location fort officieuse qui a toujours un truc à exiger de vous sans jamais considérer vos propres demandes (consigne de la propriétaire ou pur zèle professionnel ?) etc. etc.

    Bourrer tout ça en vrac dans un tiroir, sans lire ou vite fait en diagonale, est le symptôme caractéristique d'une forme d'angoisse sociale, la phobie administrative.

    Alléguée par d'aucuns avec la plus parfaite mauvaise foi, en général pour justifier une optimisation fiscale illégale (qu'il y en ait de légales me paraît comment dire : kafkaïen), elle existe parfois pour de vrai (j'allais écrire pour de bon, mais je ne sais que trop à quelles affres elle peut vous soumettre).

    Mais voilà : l'allopaperasserie administrative reste notre interface avec la réalité et la société. Ainsi pour ces papiers-là, je crains, cher Franz, qu'ils ne nous encombrent jusqu'à ce que nous ayons accès à cette autre sorte de corbeille où nous finissons tous.

    Restent dans le tiroir kafkaïen les autopapiers, les pages noircies de nos mots, raturées de nos échecs à dire, à être, à aimer. Fictions ou réflexions, écrits personnels, lettres jamais envoyées, traces de soi au destin suspendu à nos flottements d'âme.

    Il faudrait sur ces pages, comme sur les affects, désirs, événements, relations dont elles témoignent, irrémédiablement passés, tirer un trait définitif et libérateur. Mais les jeter c'est jeter trop de soi, trop de temps consacré à trop d'espoir.

    Alors reste l'alibi de l'absence de corbeille à papiers. Un alibi dont la mauvaise foi révèle un sentiment de culpabilité. Lequel ? Qui nous accuse, pour quels faits ?

    Comme K. il se peut que nous ne le découvrions jamais.

     

  • Petit dico (5) Captchaïen

    Autant le dire tout de suite : je vis en mauvaise intelligence avec l'intelligence artificielle. J'ai tort je sais, il faut lui reconnaître l'inestimable avantage de faire gagner pas mal temps à ceux qui veulent gagner un maximum d'argent.

    Non je suis de mauvaise foi. Elle fait aussi gagner du temps dans les procédures vraiment utiles et un peu plus désintéressées de recherches en tous genres : en science, en médecine, en sociologie, dans la lutte contre les réseaux mafieux et/ou terroristes ...

    Comme beaucoup de choses donc, la langue par exemple disait ce bon vieil Ésope, l'intelligence artificielle sera bonne ou mauvaise selon l'usage qui en sera fait.

    De quoi dépend-il que la langue fasse du bien ou du mal ? De l'intention du locuteur. Et comment mettra-t-il en œuvre son intention ? Outre par le ton employé, essentiellement par le choix des mots, le lexique, le registre.

    De même l'intelligence artificielle dépend de son paramétrage en fonction des buts qu'on lui assigne. Or celle avec laquelle nous sommes le plus souvent en relation (pardon, en interface) est celle des moteurs de recherche.

    Lesquels poursuivent un but unique : leur rentabilité. But au service duquel sont créés des algorithmes pousse-au-clic.

    Les dégâts de ce fonctionnement sont documentés, analysés, démontrés*. Reste encore à trouver comment le modifier.

    Pour les gouvernements, essayer de faire comme les Incorruptibles avec Al Capone qui tomba (mais sans grand mal rassurons-nous) pour fraude fiscale ? Pour le citoyen de base, vous, moi, il s'agit d'être … euh … intelligent.

    Capable de rationalité, de discernement, capable de peser la balance bénéfices/risques dans l'usage du machin. S'en servir sans le servir, sans s'y aliéner.

    Certes on se pense responsable, on ne se croit pas contaminable par la servitude volontaire ... sauf que l'IA nous fait oublier l'aliénation en nous amusant de joujoux qui flattent en nous le narcissisme et facilitent la régression vers la pensée magique.**

    Allez je vais terminer sur une note plus légère. Malgré ces grosses réticences, j'avoue ne pas détester jouer à « captcha », ce truc que les sites utilisent en guise de barrière à trolls. Je ne sais pas le sens exact du mot, et je n'ai pas cherché à savoir, je préfère imaginer, associer. Catch, chat, tchatcha, datcha (normal beaucoup de trolls russes), ou même pachacamac pour les tintinophiles …

    Quand Captcha me somme de cocher la case je suis un humain, je m'exécute l'âme en paix, vu que c'est ce que je suis : un humain (enfin une humaine, mais bon).

    Alors arrivent une série d'images assorties de la consigne : cocher tel ou tel truc. Et là, j'ai toujours l'impression que Captcha me dit : « Ah ah tu es un humain ? Vas-y prouve-le ! »

    Alors pour prouver mon humanité, je coche consciencieusement les images de pandas dans un salon, de coccinelles dans la luzerne, de ballons de rugby (ou de hand, plus dur) de boules de bowling, feux rouges, passages piétons etc. Il m'arrive de me tromper (ben oui j'avoue) si bien que Captcha rajoute une série, comme on fait recommencer au cancre sa dictée truffée de fautes.

    Enfin globalement je m'amuse, mais non sans regretter que l'intelligence, moins artificielle, plus artiste, un tantinet humaine, ne me propose pas plutôt des images de tournesols dans un vase, de femmes au sourire bizarre, et pourquoi pas de porcs-épics sur les genoux de Schopenhauer, voire d'araignées tissant leur toile entre deux pages de l'Éthique.

     

    *Entre autres : Algorithmes, la bombe à retardement Cathy O'Neil Les Arènes 2018

    L'ère de l'individu tyran Éric Sadin Grasset 2020

    La civilisation du poisson rouge Bruno Patino Grasset 2020

    Apocalypse cognitive Gérald Bronner PUF 2021

    Homo numericus la ''civilisation'' qui vient Daniel Cohen Albin Michel 2022

     

    **Voir à ce propos des séquences hilarantes dans le film Les 2 Alfred de Bruno Podalydès.

  • Petit dico (4) Marchand

    Quoi ? Mais non, voyons ! Aucune malice dans l'enchaînement égoïsme/marchand. Un marchand est tout sauf égoïste. C'est une fausse réputation qu'on leur fait, les pauvres ! 

    « M.Jourdain : Il y a de sottes gens qui me veulent dire que (mon père) a été marchand.

    Covielle : Lui, marchand ? C'est pure médisance, il ne l'a jamais été. Tout ce qu'il faisait, c'est qu'il était fort obligeant, fort officieux ; et, comme il se connaissait fort bien en étoffes, il en allait choisir de tous les côtés, les faisait apporter chez lui, et en donnait à ses amis pour de l'argent. »*

    OK Jean-Baptiste s'amuse à mettre les marchands en boîte, mais c'est non sans un clin d'œil affectueux à Papa Poquelin.

    Je ne vais pas rater l'occasion de citer Montaigne : « Il n'est rien que je haïsse comme à marchander. » (Essais I,14 Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l'opinion que nous en avons) (ouf oui c'est son titre le plus long) (pas vraiment vendeur).

    Non qu'il s'en vante. Son incapacité au marchandage, sa vergogne dans l'auto-promotion l'ont desservi en maintes occasions. Le genre qui demande rendez-vous au DRH pour une augmentation et ressort en ayant accepté de travailler plus en gagnant pas plus.

    C'est pourquoi d'ailleurs il rend hommage à papa et grand papa Eyquem à plusieurs reprises. Parmi leurs nombreuses qualités, la gestion avisée du domaine, ce qui lui a permis de vivre en rentier. (De l'intérêt de naître héritier, dirait Bourdieu).

    Cependant rendons-lui cette justice qu'il a bien employé son otium.

    Le fiston Poquelin, lui, ne se débrouillait pas trop mal dans les négociations avec ses mécènes. Faut dire que Loulou Soleil, par exemple, pouvait faire le généreux à bon compte, n'étant guère soumis à la nécessité de marchander.

    Ses ministres marchandaient pour lui auprès des banquiers, et ses fermiers généraux levaient l'impôt avec un zèle qui leur valait quelque retour sur investissement.

    Les marchands d'aujourd'hui ne déméritent pas dans ce zèle rapace. Je ne parle pas de ce qu'il est convenu d'appeler le petit commerce de proximité. Son obligeance officieuse, aussi méritoires que soient ses efforts, reste somme toute limitée, si bien qu'elle n'entrave guère notre liberté.

    (Quoique. Imaginons que mon boulanger, mon marchand de journaux, mon marchand de primeurs, ainsi que les vendeuses des boutiques de la ville qui s'emploient à me fashionvictimiser, lisant ces lignes s'en offusquent, et décident en rétorsion de ne plus rien me vendre. Je mourrais vite de faim, de froid, et pire, de manque de mots croisés).

    Mais il en va autrement des gros marchands, des ogres internationaux : les gafam, la grande distribution, les grands groupes de l'énergie. Leur résister, leur échapper : oui, mais comment ?

    Euh je me demande tout à coup si de tels propos seront vendeurs auprès des éditeurs putatifs, vassaux inféodés à l'un ou l'autre de ces fieffés marchandeurs de malheur.

     

    *(Le Bourgeois gentilhomme Acte IV sc 3)