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Le blog d'Ariane Beth - Page 38

  • 48 nuances (29) Ambition

    « XLIV. L'Ambition (ambitio) est le Désir excessif (immodica) de gloire. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Notons que ce désir « immodique » va à l'encontre de la modestia, du fait d'être modicus, mesuré, dans la définition précédente (cf 28).

    Spinoza précise dans l'explication que, par la mécanique de l'imitation des affects,

    « L'Ambition est un Désir par lequel tous les affects se trouvent alimentés et renforcés ; et par là cet affect peut à peine être surmonté. Car aussi longtemps qu'un Désir tient l'homme, elle aussi nécessairement le tient. 'Les meilleurs sont au plus haut point menés par la gloire' dit Cicéron. 'Même les philosophes, en tête des livres qu'ils écrivent pour inciter à mépriser la gloire, inscrivent leur nom' etc.» 

    Les grands esprits se rencontrent, car Montaigne cite lui aussi ce passage de Cicéron (Essais I,41 De ne communiquer sa gloire). En outre il ironise sur Épicure soi-même, qui n'était pas si détaché qu'on le croirait du souci de reconnaissance par la postérité (II,16 De la gloire).

    Mais Montaigne ne serait pas Montaigne s'il n'admettait à plusieurs reprises, en particulier dans De la vanité (III,9) ne pas être lui-même exempt de ce genre d'ambition.

    Et l'on peut facilement de même imaginer le sourire d'auto-dérision de Spinoza quand il ajoute à la fin de la citation ce narquois « etc. »

    On voudrait que tous les ambitieux contemporains soient capables de la même distance.

    Mais je crains que la plupart ne soient du style d'ambitieux qui « a besoin de la première, de la seconde, de la dernière place dans l'ordre du crédit et du pouvoir, et se rattache à chaque degré, cédant à l'horreur que lui inspire la privation absolue de tout ce qui peut combler, ou satisfaire, ou même faire illusion, à ses désirs. » (G. de Staël De l'ambition)

     

  • 48 nuances (28) Humanité

    « XLIII. L'Humanité (humanitas) ou Retenue (modestia) est le Désir de faire ce qui plaît aux hommes et de s'abstenir de ce qui leur déplaît. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Cet affect rapporte le désir de chacun, ce qui le constitue en propre, à son appartenance au genre humain en général. Il est une sorte de mise aux normes du désir individuel pour qu'il soit conforme à une certaine idée de l'humanité (modestia = ce qui fait qu'on garde la mesure).

    Spinoza a développé cette idée plus haut dans cette partie 3. Cela commence par l'énoncé de la proposition 57 :

    « N'importe quel affect de chaque individu discorde de l'affect d'un autre autant que l'essence de l'un diffère de l'essence de l'autre. »

    Démonstration :

    « Tous les affects se rapportent au Désir, à la Joie ou à la Tristesse, comme le montrent les définitions que nous en avons données. Or le Désir est la nature ou essence même de chacun ; donc le Désir de chaque individu discorde du Désir d'un autre autant que la nature ou essence de l'un discorde de l'essence de l'autre. »

    Et le scolie de préciser :

    « De là suit que les affects des animaux que l'on dit privés de raison (car que les bêtes sentent, nous ne pouvons absolument plus en douter à présent que nous connaissons l'origine de l'Esprit*) diffèrent des affects des hommes autant que leur nature diffère de la nature humaine. Cheval et homme, c'est vrai, sont tous les deux emportés par la Lubricité de procréer ; mais pour l'un c'est une lubricité de Cheval, et l'autre, d'homme. »

    Ce passage permet je trouve de rapprocher l'humanité/retenue de la phrase de Camus : « Un homme, ça s'empêche. »

    Le scolie pour finir nous met devant le problème crucial :

    « Quoique donc chaque individu vive satisfait de la nature qui est la sienne et s'en contente (…) le contentement de l'un discorde en nature du contentement de l'autre autant que l'essence de l'un diffère de l'essence de l'autre. »

    Ce qui bien sûr implique des différences de toutes sortes, en particulier des différences d'intérêts, sources d'oppositions si fortes qu'elles mettent en danger la cohésion de l'humanité elle-même (ce que l'actualité nous démontre tous les jours).

    La question, question vitale, question de survie, est donc de pallier la discorde des désirs par un désir de concorde, de convergence dans la conception de l'être humain.

    De subordonner ce qui me plaît à moi-individu, à ce qui en moi doit satisfaire à l'humanité en général. Du coup reste la question essentielle : comment ?

    La réponse de Spinoza, j'y viendrai à la fin de ce parcours (bientôt donc) (qui a dit ouf ?).

     

     

    *à présent que nous connaissons : sous entendu parce que je l'ai démontré (dans la partie 2 d'Éthique). Quant à l'insistance sur les affects des animaux, c'est la contestation explicite de la thèse cartésienne des « animaux machine ».

  • 48 nuances (27) Consternation

    « XLII. La Consternation (consternatio) se dit de celui dont le Désir d'éviter un mal est réprimé par l'admiration d'un mal qui lui fait peur. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Rappelons-nous d'abord que l'admiration, telle que la définit Spinoza, consiste à rester fixé sur un objet, car elle suspend un moment le mécanisme du déterminisme, l'enchaînement incessant des causes et des effets (cf 4).

    On comprend alors que le fait d'admirer un mal qui fait peur correspond à la sidération traumatique.

    C'est le trauma que note le latin consternatio : panique, épouvante.

    Mais là où le latin assortit l'effroi d'agitation, de mouvement pour y échapper, l'acception actuelle en français du mot consternation fait pencher la balance du côté de la désolation, de l'accablement : c'est bien de sidération qu'il s'agit.

    « On peut donc la définir commodément comme la Crainte qui arrête l'homme stupéfait ou flottant de telle sorte qu'il ne peut éloigner le mal. » (Explication de la définition 42)

    Cet affect évoque une fois de plus la théorisation freudienne.

    Freud observe l'incapacité à échapper à la sidération, avec pour conséquence la répétition du traumatisme, chez des soldats de 14-18 revenus du front. Malgré la douleur que cela provoque, il ne peuvent s'empêcher de revenir à l'horreur du moment traumatique : choc de la blessure, panique intense et fuite éperdue sous les obus, échange de regards à portée de baïonnette avec l'ennemi où l'on reconnaît sa propre peur, et puis la honte d'avoir tué ce semblable et de se réjouir que ce ne soit pas lui qui vous ait tué …

    Tout cela les soldats le revivent, malgré eux, sous forme de rêves et d'hallucinations récurrentes.

    « De telles observations (…) nous encouragent à admettre qu'il existe effectivement dans la vie psychique une compulsion de répétition qui se place au-dessus du principe de plaisir. »

    (Au-delà du principe de plaisir chap 3)

    Si l'on revient à la définition ci-dessus, on peut dire que le désir d'éviter un mal correspond au principe de plaisir, qui est suppression autant que possible de toute perturbation. Et la consternation est l'affect qui force le passage vers le principe inverse, un au-delà du principe de plaisir où Freud reconnaît la pulsion de mort.

    La consternation, définie comme fixation incoercible sur la souffrance et le mal, est ainsi dans le schéma spinoziste l'envers absolu du conatus perseverare in suo esse, l'effort (la tendance, la programmation vitale) à persévérer dans son être