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Le blog d'Ariane Beth - Page 37

  • 48 nuances (32) Les hommes que gouverne la raison

    « Toutes les actions qui suivent des affects se rapportant à l'Esprit en tant qu'il comprend, je les rapporte à la Force d'Âme (fortitudo), que je divise en Vaillance (animositas) et Générosité (generositas).

    Par Vaillance, j'entends le Désir par lequel chacun s'efforce de conserver son être sous la seule dictée de la raison. Et par Générosité, j'entends le Désir par lequel chacun, sous la seule dictée de la raison, s'efforce d'aider les autres hommes et de se les lier d'amitié.

    Et donc les actions qui visent uniquement l'utilité de l'agent, je les rapporte à la Vaillance, et celles qui visent aussi l'utilité d'autrui, je les rapporte à la Générosité »

    (Spinoza Éthique scolie proposition 59 partie 3)

     

    Vaillance, animositas, formé sur animus = souffle. L'animositas de chacun est sa façon propre d'avoir du souffle, ce qui l'anime profondément, l'énergie qu'il déploie à exister.

    Oui mais sous la seule dictée de la raison : inattendu, non ? En quoi la vaillance à vivre est-elle du ressort de la raison ? Quant à être de son ressort exclusif, sous sa seule dictée ... Voilà une proposition à première vue contre-intuitive.

    Le mot utilité nous éclaire : la raison dont il s'agit procède d'un calcul, de l'établissement du ratio bénéfice/risque.

    Cela peut entre autres se reformuler en termes freudiens. La vaillance spinoziste n'obéit pas au principe de plaisir, mais au principe de réalité. Ce qui est au demeurant logique vu la place fondamentale du concept de réalité dans l'Éthique. De plus rappelons que Freud n'oppose pas principe de plaisir et de réalité, mais les articule : le principe de réalité est la continuation du principe de plaisir par d'autres moyens.

    « Conserver son être » c'est à dire satisfaire à son conatus, passe en mode primaire par le principe de plaisir, qui très vite rencontre ses limites. Alors l'énergie du conatus enclenche automatiquement le moteur secondaire du principe de réalité. La vaillance n'a d'autre choix que réaliser la synthèse des motions de plaisir sous le primat du principe de réalité (dit Freud), donc oui « sous la seule dictée de la raison ».

    « Donc la Frugalité, la Sobriété (s'opposant à gourmandise et ébriété cf 30), la présence d'esprit dans les dangers (cf 26), etc., sont des espèces de Vaillance ; et la Retenue (ou humanité cf 28), la Clémence (antidote de la vengeance cf 24), etc., des espèces de Générosité. » (scolie prop 59 partie 3)

    Generositas appartient à la famille de genus = genre, espèce. La générosité correspond donc, non plus à la logique de survie ou de désir d'un individu pris isolément, mais à celle de l'ensemble humain. On voit plus immédiatement ici le rapport à la dictée de la raison.

    A priori on se dit pas besoin d'être un génie tel Spinoza pour comprendre que l'humanité ne peut survivre que par l'aide mutuelle entre ses membres. Quoique, visiblement il y en a beaucoup qui n'ont pas vraiment saisi le concept.

    C'est qu'il y a un pas décisif à franchir, le pas proprement politique. Comprendre que vaillance et générosité ne tiennent l'une et l'autre qu'à condition d'aller dans le même sens. Les deux sont en synergie ou ne sont pas.*

    « À l'homme donc, rien de plus utile que l'homme. (…) D'où il suit que les hommes, que gouverne la raison, c'est à dire les hommes qui cherchent leur utile sous la conduite de la raison, n'aspirent pour eux-mêmes à rien qu'ils ne désirent pour les autres hommes, et par suite ils sont justes, de bonne foi et honnêtes. » (Scolie proposition 18 Partie 4)

    On note que l'éthique de Spinoza ne fait pas appel à un idéalisme sacrificiel, mais à la rationalité et au réalisme. On deviendra meilleurs (et accessoirement on évitera le suicide collectif de l'humanité) en résistant au tropisme de la connerie, celle que l'on constate en soi déjà, et celle à laquelle on se heurte chez autrui.

    Pas gagné je crains. Car soit dit sans casser l'ambiance, pas sûr que la connerie perde beaucoup de parts de marché en ce moment.

     

    *Enjeu vraiment actuel, crucial pour nos démocraties. Voir, particulièrement dans sa troisième partie, le livre de Raphaël Glucksmann La grande confrontation s/s titré « comment Poutine fait la guerre à nos démocraties » (Allary éditions 2023). Livre d'un véritable penseur, véritablement démocrate. Aussi documenté qu'argumenté, alliance vibrante de rationalité et de flamme, il est littéralement édifiant.

     

  • 48 nuances (31) Pas tant l'acte que le désir

    « XLVIII. La Lubricité (libido) est également Désir et Amour de s'accoupler aux corps. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    S'accoupler aux corps : mépris des corps, à tout le moins défiance ? On peut répondre clairement non. Au contraire Spinoza est aussi éloigné que possible du dualisme (platonicien ou autre), assorti de hiérarchisation, qui oppose corps et esprit.

    « L'esprit est d'autant plus apte à percevoir adéquatement plus de choses que son corps a plus de choses en commun avec les autres corps. » (Éthique corollaire prop 39 partie 2)

    De plus il faut noter que son concept de corps est très extensif, il s'agit de corps vivants, humains et animaux, mais aussi de toute forme de chose existante.

    Si bien que l'esprit ne peut penser (être ce qu'il est) adéquatement qu'en se situant dans sa communauté, sa solidarité (au sens systémique) avec l'ensemble de l'existant dont il est une partie.

     

    Puis, revenant sur ces différents affects « désir+amour », gourmandise, ivrognerie, avarice, et lubricité donc, Spinoza précise :

    « ces affects, absolument parlant, ne concernent pas tant l'acte même de manger, de boire, etc., que l'Appétit et l'Amour même. On ne peut donc rien opposer à ces affects, sinon la Générosité et la Vaillance, dont nous parlerons dans la suite. »

    Précision intéressante, qui montre bien où est le danger éthique : dans le dérèglement du désir. Et donc, il faut en peser la conséquence : ce n'est pas (en tous cas pas directement et pas seulement) la prescription ou l'interdiction de certains actes qui fait le bon comportement, qui donne un critère du bien ou du mal.

    On fera (du) bien dans la mesure où le désir ne sera pas immodéré, autrement dit trouvera son adéquation avec la modestia caractérisant l'humanité. (cf 28)

    Une humanité dont la mise en œuvre passe par ces deux concepts de Générosité et Vaillance.

    C'est avec eux que je terminerai le parcours la prochaine fois.

     

  • 48 nuances (30) Immodéré

    « XLV. La Gourmandise (luxuria) est le Désir immodéré (immoderata), ou même l'Amour, de manger (convivandi).

    XLVI. L'Ivrognerie (ebrietas) est le Désir immodéré et l'Amour de boire.

    XLVII. L'Avarice (avaritia) est le Désir immodéré et l'Amour des richesses. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    En facteur commun dans ces définitions : immodéré. Même idée de perdre la mesure qu'avec « immodique » la dernière fois.

    Pourquoi alors Spinoza n'emploie-t-il pas le même mot ? Perso je dirais bien que c'est juste le hasard : les définitions 44 et 45 n'ont pas dû être rédigées à la suite. Spinoza s'est interrompu pour se faire un café, sortir poster une lettre, s'entraîner en vue du marathon d'Amsterdam. Et quand il s'est remis au travail, c'est un autre mot qui lui est tombé sous la plume.

    Bon le lecteur conséquent, la lectrice logique, me diront que parler de hasard chez Spinoza, chantre du déterminisme, c'est limite. OK vous l'aurez voulu.

    Les deux mots latins sont de sens très proches. Immodicus (dixit Gaffiot who else) c'est « démesuré, excessif, sans retenue ». Immoderatus c'est plutôt « sans bornes, infini ».

    La nuance, s'il faut en voir une, est dans la différence d'accent. Immodicus met l'accent sur le côté incoercible de la pulsion, et immoderatus sur l'étendue de ses effets, son invasion du territoire subjectif et, par conséquent, de la vie du sujet.

    En tous cas les deux parlent de l'emprise addictive, de cette incontrôlable obsession qui devient le seul filtre du rapport au monde. Et quand Spinoza parle d'amour ici, c'est assez loin de ce qu'il en a dit plus haut l'amour comme joie, affect actif (cf 6). Ici il s'agit en fait de passion, c'est à dire de passivité, d'impuissance.

    Mais ces définitions nous posent encore d'autres questions sémantiques.

    Luxuria traduit par gourmandise : étonnant, non ? C'est que luxuria est un faux ami. On est tenté de le rapprocher du sens actuel de luxure, mais en fait il s'agit de luxuriance, de surabondance. Plutôt que gourmandise on aurait pu dire goinfrerie.

    Ensuite convivare veut dire manger, oui, mais manger en compagnie, partager un repas. S'agirait-il de désigner un excès de convivialité ? (Dont on se demande d'ailleurs comment il se manifesterait : genre le film de Marco Ferreri La grande bouffe ?)

    Quoique. Il y a bien une chose qui peut jeter le soupçon sur la convivialité, c'est lorsqu'elle s'assortit d'une exclusion. Quand certains mangent à leur faim et davantage, alors que d'autres manquent du nécessaire.

    Si l'on interprète ainsi la gourmandise au sens politico-social, on se dit : oui c'est vrai l'appétit immodéré des uns est une atteinte à la simple sustentation des autres. Que ce soit à l'échelle d'un pays, quand le fonctionnement social manque de justice. Que ce soit à l'échelle mondiale, géopolitique, quand des pays préemptent à leur profit les richesses mondiales, en général par le canal de firmes transnationales.

    Qui elles se gavent au détriment de tout le reste du monde.

    Du coup on voit le rapport avec l'avarice et l'ivresse (dont les plus destructrices sont celles de l'avoir et du pouvoir).