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Le blog d'Ariane Beth - Page 39

  • 48 nuances d'affects (26) Coeur de lion

    « XL. Le Courage (audacia) est le Désir qui incite quelqu'un à faire quelque chose en courant un danger auquel ses égaux craignent de s'exposer.

    XLI. La Lâcheté (pusillanimitas) se dit de celui dont le Désir est réprimé par la peur d'un danger auquel ses égaux ont le courage de s'exposer. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Un mot retient l'attention, intrigue même, dans ces définitions : égaux.

    De quelle égalité s'agit-il ? Spinoza ici ne le dit pas, dommage ça m'aurait arrangée. Dans ce cas, c'est qu'il considère l'avoir dit avant : ou bien mon lecteur a retenu, ou bien tant pis pour lui qu'il aille chercher en amont dans le texte. « Je n'écris pas pour les feignasses que cela soit dit une fois pour toutes. »

    OK Chef oui Chef : je relis plus haut et en effet je trouve ceci qui peut éclairer cette histoire d'égalité. « Nul n'envie la vertu d'un autre, sauf d'un égal. » (Corollaire 2 proposition 55 partie 3)

    « ? ? Sans vouloir être désagréable, Ariane, ça n'éclaire rien du tout », dira le lecteur-trice.

    Oui attends c'est pas fini, lecteur-trice, y a une démonstration :

    « L'homme ne s'efforce de rien faire ni ne désire rien faire qui ne puisse suivre de la nature qu'il a (oui jusque là on y va) ; donc l'homme ne désirera pas qu'on affirme de lui aucune puissance d'agir ou (c'est la même chose) aucune vertu qui soit propre à la nature d'un autre, et étrangère à la sienne ; et par suite son Désir ne peut être réprimé, c'est à dire il ne peut être attristé, du fait de contempler une vertu chez quelqu'un qui n'est pas semblable à lui, et par conséquent il ne pourra non plus l'envier, mais il enviera son égal, que l'on suppose de même nature que lui. »

    Ouais c'est un peu plus clair, égal égale semblable, de même nature. Mais du coup on se demande quelle nature ? La nature humaine en général ? Ou juste la « nature » du mec, autrement dit son caractère, sa personnalité ?

    « Quand (…) nous vénérons un homme du fait que nous admirons sa prudence, sa bravoure, etc., cela vient (…) de ce que nous imaginons ces vertus comme des propriétés lui appartenant à titre singulier, et non pas commune à notre nature, et par suite nous ne les lui envierons pas plus qu'aux arbres la hauteur, et aux lions la bravoure etc. » (scolie de la démonstration du corollaire)

    D'accord c'est ça, le caractère individuel (ce que Spinoza appelle la manière d'être).

    Ainsi je ne dirai pas un alpiniste courageux, ni moi lâche parce que je ne m'attaque pas comme lui au K2. C'est juste que l'alpinisme et moi ça fait deux, je ne suis donc pas l'égale de l'alpiniste.

    En revanche à propos de tous ceux qui sont capables, pour la liberté, la vérité, la justice, de courir le danger suprême de mourir, là je parle de courage.

    Nous sommes égaux au sens où nous partageons non seulement la nature humaine mais les valeurs de l'humanisme (auxquelles je tente de référer ma manière d'être).

    Mais, exposée aux dangers qu'ils affrontent, serais-je leur égale en courage ?

     

  • 48 nuances d'affects (25) Douter et redouter

    « XXXIX. La Peur (timor) est le Désir d'éviter par un moindre mal un mal plus grand que nous craignons. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    La peur, timor en latin, phobos en grec. Et de fait ce qui est décrit ici est le mécanisme psychique de la phobie.

    Exemples. Être pris dans une foule vous met dans un tel état de panique que vous choisirez le moindre mal de vous priver de certaines sorties ou fêtes. Claustrophobe, vous préférerez à l'angoisse et à la sensation d'étouffer dans une cabine d'ascenseur le moindre mal des courbatures consécutives à l'ascension à pied d'une tour de vingt étages.

    (Cela dit pour la santé ce sera pas si mal)

    (quoi ? Oui, sauf si vous êtes cardiaque)

    (ils sont fatigants ces hypocondriaques).

     

    Plus haut (scolie prop 39 partie 3), Spinoza a formulé la chose de manière encore plus nette : « cet affect qui dispose l'homme de telle sorte qu'il ne veuille pas ce qu'il veut, ou qu'il veuille ce qu'il ne veut pas, s'appelle la Peur. »

    En arriver à ne plus savoir ce qu'on veut ou ce qu'on ne veut pas, subir le déboussolement de son désir : telle est la phobie, cette maladie du doute.*

    C'est pour échapper au doute que le phobique fait le choix mutilant de renoncer à son désir (qu'il ne veuille pas ce qu'il veut), ce qui peut aboutir à le retourner (qu'il veuille ce qu'il ne veut pas). Une auto-mutilation considérée comme un moindre mal que le flottement d'âme (cf 10).

    Pour circonscrire le flottement et l'indéfini, on se trouve un objet (chose, animal, personne, situation etc.) sur lequel concentrer la peur, un objet qu'il suffira, contre le doute, de redouter.

    Naturellement le « choix » de cet objet ne doit rien au hasard, il correspond à la tentative de résoudre un conflit inconscient.

    Une résolution pas facile en Névroland, si bien que dans une sorte de course en avant, il n'est pas rare qu'une phobie en entraîne une autre.

    Et un moindre mal s'ajoutant à un autre moindre mal, puis un autre, puis un autre, à l'arrivée ça fait pas mal de mal, et pas si moindre que ça.

     

     

    *Ne pas confondre bien sûr ce doute pathologique avec le "Que sais-je ?" du scepticisme philosophique, dont Montaigne nous a prouvé la fécondité. (Cela dit, et il le dit lui-même entre les lignes, il y a parfois des points de jonction entre les deux).

     

     

  • 48 nuances d'affects (24) Cruauté

     

    « XXXVIII. La Cruauté (crudelitas) ou Férocité (saevitia) est le Désir qui excite quelqu'un à faire du mal à qui nous aimons, ou à qui nous fait pitié. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Remarquons la formulation : Spinoza n'envisage pas la cruauté du point de vue de qui éprouve l'affect, comme il l'a fait jusqu'ici, mais du point de vue de qui en subit les conséquences. Est-ce volontaire ou inconscient ? En tous cas cela révèle son incapacité, non seulement à éprouver lui-même l'affect de cruauté, mais à concevoir qu'on puisse l'éprouver. La cruauté est pour lui chose sidérante.

    Dans l'époque troublée où il a vécu (bienvenue au club) il l'a souvent rencontrée pourtant. Il fut particulièrement horrifié par le lynchage des frères de Witt.

    Ces hommes politiques en vue en Hollande étaient opposés à la maison d'Orange. L'un deux, ancien responsable élu, fut emprisonné un temps. Au moment de sa libération, le 21 août 1672, lui et son frère venu le chercher furent pris à partie et massacrés par la foule, dans un délire inouï de cruauté.

    Spinoza, qui était de leurs amis, voulut faire apposer une plaque sur le lieu de l'assassinat, pour dénoncer les « ultimi barbarorum » (barbares absolus) qui l'avaient accompli. Il s'en laissa cependant dissuader par ses proches, son conatus lui soufflant que ça ne servait à rien de finir comme eux.

    Trois siècles et demi, ainsi que plusieurs guerres, actes terroristes et horreurs plus tard, nous avons accumulé maints exemples de la pertinence de la définition donnée ici.

    Bombarder, torturer, violer des civils, bref faire du mal à ceux qu'aiment les combattants de la nation ennemie, de l'autre religion, d'une idéologie antagoniste.

    Dans ces situations on s'autorise allègrement la cruauté envers l'autre avec l'argument massue qu'il le mérite forcément, pour la seule raison qu'il est de l'autre bord.

    Des situations donc, où est déniée la « pitié » envers cet autre, c'est à dire le sentiment de partager avec lui la même humanité. Pour rappel :

    « La Pitié (commiseratio) est une Tristesse qu'accompagne l'idée d'un mal arrivé à un autre que nous imaginons semblable à nous. » (définition 18) (cf 11)

    Spinoza, consolant comme toujours, tient à indiquer l'antidote.

    « À la Cruauté s'oppose la Clémence, qui n'est pas une passion, mais une puissance de l'âme par laquelle l'homme maîtrise colère et vengeance. » (Explication définition 38)

    Une puissance de l'âme, oui, qui manque cruellement à tous ceux qui confondent la force avec la violence, le pouvoir avec le despotisme, le droit avec leur tortueuse perversité.