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Le blog d'Ariane Beth - Page 41

  • 48 nuances d'affects (20) Et en même temps

    On aborde à présent une nouvelle série d'affects. En guise d'introduction, ces mots à la fin de l'explication suivant les définitions 30 et 31 vues la dernière fois :

    « Et j'en ai par là terminé* avec les affects de Joie et de Tristesse**, que je m'étais proposé d'expliquer. J'en viens donc à ceux que je rapporte au Désir. »

     

    « XXXII. Le Regret (desiderium) est le Désir (cupiditas) ou Appétit (appetitus) de posséder une chose qu'alimente le souvenir de cette même chose, et qu'en même temps réprime le souvenir d'autres choses qui excluent l'existence de cette chose à désirer. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Alimente et en même temps réprime : y a du flottement d'âme dans l'air on dirait (cf 10). Assorti d'un nouveau chassé-croisé latin/français. Bref, comme l'affect en question, cette définition est tout sauf simple, au sens propre : elle est composée.

    Et qui plus est, composée d'éléments contradictoires, qui se présentent dans la tension irrésolue de ce en même temps.

    Desiderium : « désir de qqch qu'on a eu, connu, et qui fait défaut » dit notre bon vieux Gaffiot. Il définit le verbe correspondant desiderare : désirer (sens1) et regretter (sens2).

    Dans l'explication (heureusement qu'elles sont là ces explications, je ne sais pas ce que je comprendrais sans elles) Spinoza décortique le mécanisme mental qui aboutit à cet affect ambivalent.

    Ce mécanisme repose sur la différence entre mémoire et perception (c'est moi qui souligne):

    « Quand nous nous souvenons d'une chose, par là-même, comme nous l'avons déjà souvent dit (ben oui mais on sait bien que la pédagogie est l'art de la répétition), nous sommes disposés à contempler cette chose avec le même affect que si elle était là présente ; mais cette disposition, autrement dit cet effort, est la plupart du temps, quand nous sommes à l'état de veille, inhibé par les images de choses qui excluent l'existence de celle dont nous nous souvenons. »

    Car ces choses de l'état de veille ont une existence actuelle, elles sont là présentes. Par conséquent leur image a un caractère de netteté qui impressionne davantage le mental que les images de la chose remémorée, floutées qu'elles sont par le passage du temps.

    Et c'est bien pour cela, poursuivra Freud, que c'est lorsque nous ne sommes plus à l'état de veille, lorsque nous dormons, que peut s'accomplir*** le désir de rendre présente cette chose rangée dans un coin de mémoire. Le regret trouve ainsi un antidote dans le rêve.

    Et aussi, de façon encore plus déterminante sans doute, dans ce rêve actif qu'est l'état de création artistique.

    Alors, après Freud, il faut évoquer Proust qui sublime son regret du temps perdu en mettant tout son génie créateur à en ré-actualiser les images et les sensations.

    C'est ainsi que la joie/puissance de l'artiste gagne sur la tristesse/faiblesse de l'homme.

     

     

    *Latin absolvi : mot à mot je me suis délié, débrouillé de. On lit entre les lignes la fatigue qui parfois devait le saisir, devant la somme de travail qu'il s'imposait en se proposant d'expliquer tout cela.

    **C'est à dire modulés par les variations du binôme J/T.

    *** « Le rêve est l'accomplissement d'un désir inconscient ». Notons : accomplissement, pas seulement expression.

     

  • 48 nuances d'affects (19) Gloire, honte et juste mot

    « XXX. La Gloire (gloria) est une Joie qu'accompagne l'idée d'une de nos actions dont nous imaginons que d'autres la louent.

    XXXI. La Honte (pudor) est une Tristesse d'une action dont nous imaginons que d'autres la blâment. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Après la série d'affects « entre soi et soi », commencée avec l'acquiescentia in se (cf 15), ces deux-là font revenir un tiers dans le circuit.

    Le tiers avait déjà été précédemment considéré pour les affects découlant du binôme amour/haine (cf 6 et la suite jusqu'à 15). Mais c'était dans un contexte de réalité factuelle.

    Alors qu'ici (différence de taille) le tiers est envisagé à travers le filtre de l'imagination, dans une relation virtuelle.

    Du coup on les reconnaît ces affects, ils nous sont familiers, imprégnés que nous sommes des modes de pensée et de communication façonnés par l'usage des résasociaux.

    Spinoza dans l'explication renvoie à un passage précédent du texte qui nous le confirme : 

    « Il peut se faire que la Joie dont quelqu'un imagine affecter les autres soit purement imaginaire (…) il peut donc aisément se faire que le glorieux soit orgueilleux, et imagine être agréable à tous alors qu'il est pénible à tous. » (Scolie prop 30 partie 3)

    Voilà qui sent une fois encore le ça c'est fait, accompagné à nouveau d'un sourire. L'orgueilleux est pénible certes, mais il est avant tout comique, précisément parce qu'il n'a pas le sens du ridicule.

    Quant à l'affect de honte, Spinoza précise, toujours dans l'explication :

    « Il faut noter ici la différence qu'il y a entre la Honte (pudor) et la Pudeur (verecundia). La Honte en effet est une Tristesse qui suit un acte dont on a honte. Et la Pudeur est une Crainte, autrement dit une Peur qui retient l'homme de faire quelque chose de malhonnête. »

    OK la différence en effet est celle entre pudor et verecundia, confirme mon vieux Gaffiot (ça nous aurait étonnés que Spinoza fasse de l'à peu près).

    N'empêche le traducteur a dû rigoler en imaginant notre tête, à nous lecteurs, devant ce petit chassé-croisé entre latin et français, non ?

    Mais on ne va pas le lui reprocher, la traduction est chose austère, qui demande non seulement du travail mais une belle abnégation. On vous accorde donc bien volontiers ce genre d'innocentes compensations, ô vous traducteurs et trices, serviteurs et servantes du mot juste.

     

  • 48 nuances d'affects (18) Orgueil et connerie

    « XXVIII. L'Orgueil (superbia) est de faire de soi, par Amour, plus de cas qu'il n'est juste. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Par amour : pour ne pas se méprendre sur la motivation de l'orgueil, il faut rappeler la définition de l'amour selon Spinoza (cf 6) : une Joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure.

    L'attitude de l'orgueilleux est parfois taxée de suffisance. Mais en fait c'est le contraire : elle révèle un vide intérieur. L'orgueilleux met ses efforts à gonfler son ego faiblard, comme ces oiseaux leurs plumes pour séduire la femelle et/ou effrayer le rival, pour décourager le prédateur.

    Dans l'explication, Spinoza précise cette dépendance de l'orgueilleux au regard et à la reconnaissance d'autrui. À son opinion au sens propre, c'est à dire au fait qu'il opine ou pas à ce que l'orgueilleux prétend être.

    Ce qui peut conduire cet orgueilleux, en cas de non-opinion à sa bonne image de soi, à éprouver un affect qui est le négatif de l'orgueil.

    « Si nous prêtons attention à ce qui dépend de la seule opinion (…) il peut en effet se faire que quelqu'un, contemplant tristement sa faiblesse, s'imagine mésestimé de tous, alors que les autres ne pensent à rien moins qu'à le mésestimer. »

    Négatif de l'orgueil que Spinoza définit ainsi :

    « XXIX. L'Abjection (abjectio) est de faire de soi, par Tristesse, moins de cas qu'il n'est juste. »

    Ab-jectio : le fait de se rejeter soi-même, le dégoût de soi.

    « Nous avons l'habitude, cependant, d'opposer souvent à l'Orgueil l'Humilité, mais alors c'est que nous prêtons attention aux effets des affects plutôt qu'à leur nature.(...)

    Du reste, ces affects, j'entends l'Humilité et l'Abjection, sont rarissimes. Car la nature humaine, en soi considérée, déploie contre eux tous les efforts qu'elle peut, si bien que ceux qu'on croit abjects et humbles au plus haut degré sont en général ambitieux et envieux au plus haut degré. » (Explication de la définition 29) (NB : Pour l'acception spinoziste d'humilité cf 16)

    Voilà : ça aussi, c'est fait. Spinoza connaissait son monde … Entendons-nous, il ne s'agit pour autant d'une valorisation de ces affects made in tristesse. Ce qui est pointé, avec autant de flegme que d'ironie, c'est bien la tartuferie de ces faussaires de l'éthique.

    Montaigne ajoute une précision

    « De dire moins de soi qu'il n'y en a, c'est sottise, non modestie. De dire de soi plus qu'il n'y en a, ce n'est pas toujours présomption, c'est encore souvent sottise. » (Essais II,6 De l'exercitation)

    C'est souvent sottise : la surestimation comme la sous estimation de soi ne sont pas tant une faute morale qu'une connerie. L'ennui c'est que ça ne fait pas moins de dégâts.