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Le blog d'Ariane Beth - Page 45

  • 48 nuances d'affects (8) Propension aversion dévotion

    « VIII. Le Penchant (propensio) est une Joie qu'accompagne l'idée d'une chose qui est par accident cause de Joie.

    IX. L'Aversion (aversio) est une Tristesse qu'accompagne l'idée d'une chose qui est par accident cause de Tristesse.

    X. La Dévotion (devotio) est l'Amour pour celui que nous admirons. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Propensio et aversio reprennent le schéma parallélisme/opposition auquel on commence à être habitué. Il est ici mis en évidence par la valeur des préfixes.

    « Pro » indique la tendance au rapprochement, le fait d'aller vers. Sens concret qui donnera le sens moral en faveur de.

    « A » (= ab) indique le fait de se séparer, de s'éloigner de quelque chose.

    Le penchant provoquera le désir de proximité avec cette chose cause de joie. L'aversion celui de prendre ses distances avec elle. Cela se fait par accident, autrement dit indépendamment de notre volonté. Spinoza, pour le préciser, renvoie à la proposition 15 de cette partie 3, et à son scolie.

    « N'importe quelle chose peut être par accident cause de Joie, de Tristesse ou de Désir. »

    Scolie : « Nous comprenons par là comment il peut se faire que nous aimions ou que nous ayons en haine certaines choses sans nulle raison connue de nous, mais seulement par Sympathie (comme on dit) et Antipathie. Et c'est aussi à cela qu'il faut rapporter les objets qui nous affectent de Joie ou de Tristesse du seul fait qu'ils ont une ressemblance avec des objets qui nous affectent habituellement des mêmes affects. »

    Ces affects par accident présentent les caractères du fonctionnement inconscient.

    Freud note ainsi qu'il y a « un certain trait » de ressemblance avec (tel) objet (personne, idée), qui gouverne nos choix à notre insu. Il nous fera tomber amoureux du même type de personne, ou nous découvrir inconditionnels d'un même type d'idée, d'un même domaine artistique ou autre.

    Quant à l'objet dont le trait est si décisif, ça nous étonnera pas qu'il aille le chercher dans la constellation affective archaïque. On tombera systématiquement amoureux, dit-il, du garçon/fille qui a les yeux/la voix de papa/maman, on deviendra un collectionneur compulsif en souvenir des heures passées à admirer la collection de timbres de tonton Truc, on n'aimera en littérature que les histoires de vampires car Mémé adorait nous en lire pour nous endormir, ou bien l'on préférera la poésie anglaise de la Renaissance dont était férue notre nounou, qui nous en récitait sur le chemin du square où elle nous emmenait jouer ...

    Dévotion, quant à lui, est un mot qui ne m'en inspire guère, de sympathie. J'y lis une sorte d'attachement aveugle, de respect exagéré, où le dévoué perd son autonomie, dissout sa personnalité propre dans la soumission à un objet.

    Ce n'est pourtant pas ce que dit ici Spinoza, compte tenu de sa définition de l'amour (cf 6) qui est de l'ordre de : parce que c'était lui parce que c'était moi.

    Là encore il faudrait donc un autre mot.

     

  • 48 nuances d'affects (7) Haine

    « VII. La Haine (odium) est une Tristesse qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    On voit que Spinoza conçoit l'amour et la haine en un binôme parallèle au J/T(cf 3). De la même façon que l'amour consiste dans la joie que l'autre soit qui il est, la haine en est le désagrément, le dépit, voire le dégoût. Tous ces affects en dé- qui signent la défaite de la vie, le contraire donc de la per-fection, et que Spinoza nomme parfois passions tristes.

    Et de la même façon qu'il y a réversibilité possible entre joie et tristesse, selon le principe des vases communicants, il peut y avoir retournement de l'amour en haine. En théorie l'inverse est possible, mais curieusement moins fréquent (en tous cas de façon spontanée, cf la citation en bas de cette page).

    Les exemples ne manquent pas : qui n'a été témoin (ou pire protagoniste) d'un divorce qui se passe mal, quand tout à coup les amis/amants sont saisis d'un esprit de guerre totale, au mépris des victimes collatérales : enfants, chiens chats et poissons rouges.

    Une réversibilité qui interroge. Freud ne cesse de la constater dans son travail :

    « Selon le témoignage de la psychanalyse, presque tout rapport affectif intime de quelque durée entre deux personnes – relation conjugale, amicale, parentale et filiale – contient un fond de sentiments négatifs et hostiles, qui n'échappe à la perception que par suite du refoulement. » (Psychologie des foules et analyse du moi chap.6 )

    Il nomme ce phénomène ambivalence des sentiments. Lacan formulera la chose dans un néologisme qui rend encore mieux compte de la conception spinoziste : hainamoration.

    Tels Robert Mitchum dans La Nuit du chasseur, nous portons tous, tatoués sur nos mains, les mots love et hate. Si bien que dans chacun de nos actes il sont l'un et l'autre impliqués. Quoi qu'on dise, jamais sa main droite ne peut ignorer ce que fait la gauche, et vice-versa. Conception pas très optimiste ?

    Sans doute, mais ce n'est pas une raison pour baisser les bras, s'enliser dans la tristesse.

    « Qui veut se venger des offenses par une Haine réciproque vit à coup sûr misérablement. Tandis que qui au contraire s'emploie à triompher de la Haine par l'Amour combat tout joyeux et sans inquiétude, tient tête avec autant de facilité à plusieurs hommes qu'à un seul, et n'a pas le moins du monde besoin du secours de la fortune. Et ceux qu'il vainc perdent joyeux, non pas certes d'avoir perdu leurs forces, mais d'en avoir gagné. » (Éthique Partie 4 scolie prop 46)

    Et ceux qu'il vainc perdent joyeux : c'est beau, non ? N'empêche on a un peu envie de dire : super, Monsieur Spinoza, c'est vrai que vivre dans la haine est vivre misérablement, mais ... euh … sans inquiétude, tient tête avec autant de facilité à plusieurs hommes qu'à un seul, et n'a pas le moins du monde besoin du secours de la fortune, euh … vous êtes sûr ?

    À quoi je le vois bien rétorquer : tant que t'auras pas essayé, ma chère Ariane (oui j'adorerais entendre Spinoza m'appeler sa chère Ariane) tu risques pas de savoir.

     

  • 48 nuances d'affects (6) Amour

    « VI. L'Amour est une Joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    L'idée d'une cause. Idée au sens de représentation mentale. Spinoza conçoit l'affect comme une sorte de passerelle entre physique et mental/psychique (qu'il nomme l'Esprit) : le ressenti physique (chose purement matérielle, en soi incompréhensible et informulable) est, moyennant l'affect, projeté dans le mental, qui est le lieu où il pourra être décodé, mis en image et en pensée.*

    Soulignons dans cette définition le mot extérieure. Spinoza l'explicite dans son Explication (on commence à être habitué à la série définition/explication) (manque plus qu'exécution) :

    « Cette Définition explique suffisamment clairement l'essence de l'Amour ; quant à celle (de définition) des Auteurs qui définissent l'Amour comme ''la volonté de l'amant de se joindre à la chose aimée'', ce n'est pas l'essence de l'Amour qu'elle exprime, mais sa propriété. (…) Par volonté, j'entends la Satisfaction qui est dans l'amant à cause de la présence de la chose aimée, qui renforce la Joie de l'amant, ou du moins l'alimente. »

    Bon première chose : les filles, on va pas bloquer sur l'amant/la chose aimée. Faisons crédit à Spinoza de concevoir l'amour dans la réciprocité des rôles sujet/objet. D'autant plus qu'en latin amans est le participe présent du verbe amare, et en tant que tel, support des deux genres de façon indifférenciée.

    L'important est de remarquer que l'explication donne comme composante essentielle de l'amour la non-possessivité. Il consiste à se réjouir de la présence de la personne aimée, à goûter la joie d'être avec elle. Et non à se l'approprier, à avoir une emprise sur elle, voire à l'utiliser.

    Cette définition est donc paradoxale : elle fait voir l'amour, sentiment qu'on a l'habitude de considérer sous l'angle d'un fort investissement, sous un jour au contraire désintéressé.

    Un conception dont on trouve l'écho chez une autre spécialiste des passions :

    « Tout le monde croit avoir eu de l'amour, et presque tout le monde se trompe en le croyant ; les autres passions sont beaucoup plus naturelles, et par conséquent moins rares que celle-là ; car elle est celle où entre le moins d'égoïsme. »

    (G. de Staël De l'influence des passions sur le bonheur de l'individu et des nations. Note qu'il faut lire avant le chap De l'amour.)

    « C'est hors de soi que sont les seules jouissances indéfinies. » (De l'amour)

    (C'est moi qui souligne). On voit le rapport avec l'expression cause extérieure.

    Convergence probante à mon sens, car Germaine de Staël a eu davantage d'expérience pratique de cet affect que Spinoza.

    L'un de ses biographes, Colerus, mentionne certes son béguin pour Mlle Vanden Enden, fille de son prof de latin. L'affaire n'alla pas bien loin, Spinoza se fit doubler par un plus malin (il n'était jamais qu'un génie et l'on sait que les génies sont rarement malins), plus riche (et aussi moins juif ?), qui offrit à la donzelle « un colier de perles de la valeur de deux ou trois cents pistoles ». (Les femmes hein, toutes stupides et vénales).

    N'empêche à quoi ça tient. Spinoza aurait marié Melle V E, occupé à lui faire des enfants qu'il aurait ensuite fallu nourrir, il n'aurait pas eu le temps pour les pensées oiseuses qui nous occupent à présent.

     

    *« L'Affect qu'on dit une Passion de l'âme est une idée confuse par laquelle l'Esprit affirme une force d'exister de son Corps, ou d'une partie de son Corps, plus grande ou moindre qu'auparavant, et dont la présence détermine l'Esprit à penser ceci plutôt que cela. » (fin de la partie 3)