Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le blog d'Ariane Beth - Page 43

  • 48 nuances d'affects (14) Envie

    « XXIII. L'Envie (invidia) est la Haine en tant qu'elle affecte un homme de telle sorte qu'il est attristé du bonheur d'autrui, et au contraire, qu'il est content du malheur d'autrui.

    XXIV. La Miséricorde (misericordia) est l'Amour, en tant qu'il affecte l'homme de telle sorte qu'il est content du bonheur d'autrui, et au contraire, qu'il est attristé du malheur d'autrui. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    La symétrie, c'est vraiment son truc, à Spinoza. Non qu'il ignore que les formes biscornues soient possibles à concevoir dans la géométrie des affects. Mais il nous laisse le soin de les déduire, à la lumière de notre expérience.

    La symétrie a ici pour effet d'élargir le sens usuel du mot de miséricorde. À la compassion pour le malheur d'autrui, s'ajoute par un « et réciproquement » la co-réjouissance pour son bonheur.

    Par la miséricorde on s'identifie à l'autre, on s'y reconnaît. Par l'envie on en projette une image inversée, négative au sens propre : une image qui le nie, qui le contredit.

    Peut être parce que l'on fantasme que c'est l'autre qui est, par son existence-même, négation de soi.

    C'est du moins l'hypothèse implicite du mythe biblique de Caïn et Abel (Genèse 4), texte essentiel sur l'envie et ses conséquences ravageuses.

    Les deux frères ont fait à Dieu une offrande : fruits de la terre pour Caïn le cultivateur, agneaux pour Abel le berger. Résultat :

    « Le Seigneur tourna son regard vers Abel et son offrande, mais il détourna son regard de Caïn et son offrande. Caïn en fut très irrité (franchement on le comprend) et son visage fut abattu (mot à mot : il perdit la face) »

    Devant ce texte je me dis toujours : d'où vient diable cette idée d'offrande à un dieu qui ne leur a rien demandé ? Après c'est le comportement prêté à ce dieu qui interroge. Il semble éprouver envers ce pauvre Caïn l'affect de mésestime (cf 5), va savoir pourquoi.*

    Autre texte éclairant sur l'envie : le jugement de Salomon (1er livre Rois chap 3  v.16-28).

    Deux femmes se disputent le même enfant, chacune prétendant être sa mère. Au départ chacune avait son enfant, mais l'un des deux est mort.

    Elles en appellent au jugement du roi. Salomon tranche immédiatement : « coupez-l'enfant en deux, chacune sa part et basta ».

    L'envieuse, qui veut juste que l'autre n'ait pas ce qu'elle-même n'a pas (car l'enfant mort est le sien en fait), l'envieuse attristée du bonheur de l'autre dit « OK tuez le gamin ».

    Mais l'autre mère a ce cri de miséricorde : « donnez-le à cette femme, qu'il vive ! »

     

     

    *Il s'agit évidemment du point de vue des rédacteurs du texte, découlant d'événements historiques et visant l'auto-justification : nous sommes des bons, eux, nos frères-ennemis, sont des méchants. Rien de nouveau sous le soleil – sous les nuages qui le voilent plutôt ...

     

  • 48 nuances d'affects (13) Estime et mépris

    « XXI. L'Estime (existimatio) est de faire de quelqu'un, par Amour, plus de cas qu'il n'est juste.

    XXII. Le Mépris (despectus) est de faire de quelqu'un, par Haine, moins de cas qu'il n'est juste. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Ce qu'il nomme estime correspond en fait à ce que nous dirions surestimation. Le mépris correspondant alors à dévaluation, dévalorisation. La racine latine (de spectare) indique l'idée que ça ne mérite pas un regard.

    Notons que l'estime spinoziste telle que définie ici évoque la cristallisation stendhalienne. Stendhal désigne de ce terme le moment du début de l'amour où l'on revêt la personne aimée de toutes les qualités, comme se déposent sur une roche des cristaux dont les mille facettes renvoient la lumière, la rendant proprement éblouissante.

    Avec ces deux affects donc, d'un côté on s'adonne à la joie d'admirer, de l'autre on détourne les yeux.

    Compte tenu de la réversibilité possible entre amour et haine (cf 7) il peut arriver que l'on éprouve successivement les deux. Celle, celui qu'on ne se lassait pas de contempler en restant quasiment bouche bée (de « bader » comme on dit ici en Provence) du temps de la cristallisation, on finit par ne plus poser sur lui, sur elle, qu'un regard absent.

    L'idéal, bien sûr, est que le curseur oscillant entre sur- et mes- estime se stabilise au point d'équilibre, que les désillusions réciproques, les décristallisations symétriques, ouvrent la voie à une authenticité partagée.

    Et en fait, peut être suis-je optimiste, mais je trouve que ce n'est pas si rare.

     

  • 48 nuances d'affects (12) Pro-curation

    « XIX. La Faveur (favor) est l'Amour envers quelqu'un qui a fait du bien à autrui.

    XX. L'Indignation (indignatio) est la Haine envers quelqu'un qui a fait du mal à autrui. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Nous n'aurions peut être pas employé ces mots-là pour ces choses-là, non, lecteurs ? Spinoza, qui est du genre à anticiper, s'en est douté, et précise dans l'explication (je l'ai déjà citée en partie cf 5) : 

    « Ces noms, je le sais, ont un autre sens dans l'usage courant. Mais mon dessein n'est pas d'expliquer le sens des mots mais la nature des choses, et de désigner celles-ci par des vocables dont le sens usuel ne soit pas complètement incompatible avec le sens que je veux leur donner dans mon usage, que cela soit dit une fois pour toutes. »

    Au ton un tantinet agacé de ce passage, on devine que l'ami Spinoza, ben fallait pas trop le chercher, du moins quand il s'agissait de sa philosophie. Parce que pour le reste il paraît qu'il était plutôt cool et sympa. En tous cas la fin me donne toujours envie de répondre « Chef ! Oui chef ! »

    Cela étant, c'est vrai que son emploi de ces mots n'est pas complètement incompatible avec le nôtre. On a tendance aujourd'hui à spécialiser faveur au sens de préférence, exemple : parmi les moyens de transport, le train a ma faveur. Mais le sens premier en latin c'est une approbation plutôt enthousiaste, genre : alors là, je dis bravo !

    La faveur pour Spinoza consiste donc, en somme, à décerner un bon point en éthique.

    À l'inverse l'indignation consiste à infliger un blâme éthique.

    Par exemple : le train a ma faveur, et c'est pourquoi je m'indigne de la suppression des petites lignes.

     

    Remarquons la chose importante : ces affects sont non-égoïstes, altruistes. On ne les éprouve pas pour son compte personnel, mais en épousant les intérêts de l'autre. (Bon pour le train, les petites lignes ça m'arrangerait aussi).

    Des affects par pro-curation en quelque sorte.

    Cet altruisme, ce souci de l'autre, motivèrent par exemple l'exhortation naguère lancée par Stéphane Hessel dans son petit manifeste Indignez-vous.

    À ne surtout pas confondre, donc, avec les indignations égocentrées réservant un label d'exclusivité à telle souffrance, excluant toute commiseratio (cf 11) avec celle des autres.