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Le blog d'Ariane Beth - Page 42

  • 48 nuances d'affects (17) Repentir

    « XXVII. Le Repentir (poenitentia) est une Tristesse qu'accompagne l'idée d'un acte que nous croyons avoir fait par libre décret de l'Esprit. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Avec cette définition arrive un élément pas encore rencontré, un élément-clé pourtant du raisonnement éthique de Spinoza : le libre arbitre, libre décret de l'Esprit. 

    Alors que l'on a plutôt tendance à le considérer comme un fondement de l'attitude éthique, Spinoza lui règle son compte sans états d'âme. Ce n'est pour lui qu'une illusion, source d'opinion, c'est à dire de connaissance vague, autrement dit de non-pensée.

    « Les hommes se trompent en ceci qu'ils se croient libres, opinion qui consiste seulement en ceci qu'il sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent.(...) Quant à ce qu'ils disent, à savoir, que les actions humaines dépendent de la volonté, ce sont des mots pour lesquels ils n'ont aucune idée. »

    (Éthique Partie 2, scolie prop 35)

    On se raconte des histoires, on se paye de mots, pour entretenir un fantasme porteur, comme tout fantasme qui se respecte, d'un désir inconscient. ici il s'agit de nier le déterminisme. Pourquoi le nier au fait ? Ben parce que c'est un truc pas chic, un truc bon pour les plantes et les animaux, mais pas pour l'être humain si fier de sa raison avec son bras armé la volonté.

    Et ce sont les plus fiers de leur raison, les philosophes et/ou théologiens, que Spinoza renvoie sèchement à leurs chères études dans la suite de ce scolie :

    « Ce qu'est la volonté, en effet, et de quelle manière elle meut le Corps, tous l'ignorent, ceux qui prétendent autre chose et inventent à l'âme des sièges et des demeures suscitent d'ordinaire le rire ou la nausée. »

    Voilà : ça, c'est fait.

    C'est au contraire précisément au nom de la raison que Spinoza nous dit : se libérer de la croyance fallacieuse au libre arbitre est le commencement de l'éthique, sa condition sine qua non. Il faut admettre que nos choix ne s'inscrivent pas ailleurs qu'à l'intérieur du cadre déterministe.

    Plutôt que s'échiner à nier ce cadre, c'est en travaillant à comprendre sa logique de fonctionnement qu'on s'y donnera la possibilité de notre liberté. Une liberté concrète, réelle, en acte, pas le fantasme de la liberté.

    Revenons à notre repentir. Le mot employé, poenitentia, c'est l'idée : on s'en veut, on est mécontent de soi, on mérite un châtiment (poena).

    Comme les autres affects de ce type, littéralement rétrogrades (re-mords, res-sentiment), il ne risque pas de faire avancer sur le chemin de la vertu. D'ailleurs Spinoza les présente (explication après déf 26) tous deux, l'humilité et le repentir, comme opposés complémentaires de l'acquiescentia.

    Bref, s'il l'avait lu*, Spinoza n'aurait pu qu'adhérer aux paroles de Montaigne :

    « Excusons ici ce que je dis souvent, que je me repens rarement, et que ma conscience se contente de soi, non comme de la conscience d'un ange ou d'un cheval, mais comme de la conscience d'un homme. » (Essais III,2 Du repentir)

     

     

    *Il ne l'a pas fait, probablement par ignorance de son œuvre, ou encore parce qu'il ne lisait pas le français. Dommage, hein ? On aurait aimé savoir ce qu'il en aurait pensé …

     

  • 48 nuances d'affects (16) Humilité

    « XXVI. L'Humilité (humilitas) est une Tristesse qui naît de ce qu'un homme contemple son impuissance ou faiblesse. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    C'est sûr y a mieux pour le moral. Il y a quelque chose de masochiste à contempler ainsi son impuissance ou sa faiblesse. Remâcher ses échecs et insuffisances, stagner dans le marasme, se complaire dans la contre-joie d'une mauvaise image de soi.

    La question ici n'est pas de savoir si les insuffisances sont réelles, si la mauvaise image est justifiée. Non que ce soit sans importance éthique, mais Spinoza s'attache plutôt, de manière pragmatique, à pointer les effets démobilisateurs de cette humilité.

    Rappelons que la tristesse est une déperdition de per-fection, d'adhésion à la réalité (cf 3). On peut, dans la même idée, mettre la démobilisation induite par l'humilité en regard d'une proposition majeure de l'Éthique, formulant le fameux conatus spinoziste.

    « Chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de (conatur) persévérer dans son être. » (Partie 3, proposition 6)

    L'humilité ainsi conçue apparaît de fait en contradiction avec cette logique fondamentale de la vie. Ainsi, plus encore que du masochisme, elle est absurdité, dé-raison.

    Notons pour finir que l'étymologie est sur ce coup-là plus spinoziste que Spinoza.

    Car l'humilité, au sens propre, c'est tout simplement vivre de façon terre à terre (du latin humus), autrement dit adhérer à la réalité du monde des humains. Une adhésion qui devrait logiquement la classer parmi les joies (cf 3), et constituer la base de la puissance d'être et d'agir.

    Pourquoi alors cette attitude a-t-elle été travestie en auto-abaissement, en déconsidération de soi ?

    La réponse est dans la question. Si cette perversion du terme est valorisée par religions et coutumes, auprès des femmes préférentiellement, c'est qu'elle est un efficace conditionnement à la soumission aux hiérarchies sociales, au pouvoir clérical et patriarcal. 

     

  • 48 nuances d'affects (15) Aquiescentia

    Dans l'explication qui suit la définition XXIV, Spinoza clôt une série d'affects et en inaugure une autre :

    « Tels sont les affects de Joie et de Tristesse qu'accompagne l'idée d'une chose extérieure comme cause par soi ou bien par accident. De là je passe aux autres, qu'accompagne l'idée d'une chose intérieure comme cause. »

    Chose extérieure/chose intérieure. Aux affects précédemment considérés, provoqués par quelque chose (ou quelqu'un) d'autre que soi, vont succéder des affects dont le caractère est d'être pour ainsi dire « entre soi et soi ».

     

    « XXV. La Satisfaction de soi (acquiescentia in se ipso – ou ipsa n'oublions pas les filles) est une Joie née de ce qu'un homme (homo) se contemple lui-même ainsi que sa puissance d'agir. » (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

    Voilà qui au premier abord pourrait évoquer de désagréables spécimens d'humanité (hélas nous en connaissons tous) imbus de leur précieuse personne, de ces m'as-tu-vu qui sont persuadés (ou en tous cas s'efforcent de faire croire) qu'ils savent tout et font tout mieux que tout le monde. Des narcisses puants épanouis d'auto-extase, qui en effet semblent n'avoir plus grande joie que se contempler eux-mêmes.

    Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit.

    Cette satisfaction de soi n'est pas autosatisfaction au sens péjoratif. Ce qu'indique la racine quies (= tranquillité, repos), c'est un sentiment paisible, l'absence de trouble dû au flottement d'âme source des pénibles affects gouvernés par le doute (cf 10).

    Cette contemplation de soi, loin de se rapporter à la vanité d'une image, consiste à se reconnaître pleinement et en profondeur exactement tel qu'on est. Et c'est grâce à cette adhésion lucide à ce qu'on est qu'on pourra trouver la force tranquille de sa puissance d'agir.

    Et surtout, se reconnaissant soi-même, on n'est pas obsédé(e) par le besoin de la reconnaissance d'autrui. On est en paix avec soi-même, on ne cherche pas à projeter sur l'autre l'agressivité du ressentiment. Se prenant tout simplement comme on est, on ne cherche pas à utiliser l'autre pour se réparer, pour s'augmenter.

    Le narcissique, lui, en tant qu'idolâtre de sa propre image, est dans la négligence (contemptus cf 5) de la valeur portée par l'altérité.

    Au contraire, l'acquiescentia in se, parce qu'elle est source d'un ancrage, d'une assise, constitue la « base » d'où s'élancer joyeusement à la rencontre authentique de l'autre.

    Je remarque pour finir l'usage éducatif à faire de ce concept spinoziste fondamental. On souligne à juste titre combien il est important de favoriser la confiance en soi des enfants, de les aider à acquérir une bonne image d'eux-mêmes.

    Mais grâce à Spinoza on ajoute : attention à ne pas les enfermer dans une « boucle narcissique » qui ne pourra que nuire à leur juste rapport au monde, à la vie, aux autres. Nuire à leur bonheur, et à celui de quelques uns de ces autres, et même qui sait nuire au bonheur du monde.

    Bref on il s'agit de favoriser leur satisfaction de soi, oui, mais en mode Spinoza, en mode Montaigne, plutôt qu'en mode Musk, Trump, Poutine etc.