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Le blog d'Ariane Beth - Page 40

  • 48 nuances d'affects (23) Pareillement affecté

    « XXXV. La Bienveillance (benevolentia) est le Désir de faire du bien à celui qui nous fait pitié. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Rappel : la pitié est le fait de se sentir partie prenante, selon le mécanisme d'imitation des affects (cf 11), de la douleur d'autrui. C'est l'une des modalités de la fraternité, cette conscience d'avoir avec autrui l'humanité en partage.

    La bienveillance est ainsi le désir de mettre en acte une fraternité positive, de tenter de réparer ce qui fait mal, de le compenser par l'apport de quelque chose qui fait du bien.

    Mais, comme l'histoire de Caïn et Abel nous le rappelle, il existe aussi un mode négatif de fraternité, celui qui lie les frères ennemis par une réciprocité de haine.

    « XXXVI. La Colère (ira) est le Désir qui nous excite, par Haine, à faire du mal à celui que nous haïssons. »

    « XXXVII. La Vengeance (vindicta) est le Désir qui nous excite, par Haine réciproque, à faire du mal à qui, pareillement affecté, nous a infligé un dommage. »

    Avec ce pareillement affecté Spinoza insiste sur le point essentiel de son éthique. Faire de la bienveillance l'antidote de la vengeance, agir selon un parti-pris de fraternité positive, n'est pas une affaire de morale abstraite, mais de reconnaissance des affects.

    Les reconnaître en nous et chez les autres. Aux deux sens : les repérer et les analyser, mais aussi les admettre, ne pas les dénier.

    Mais le gros problème c'est que la colère et la vengeance, même reconnues comme telles, restent des affects passifs, et sous leur effet on se laisse emporter : à la tristesse, au découragement, au dégoût de soi et de l'humanité.

    La bienveillance, en tant que pitié pour soi, pour l'autre, du mal que fait que la haine à l'un et à l'autre, pourrait être le début du chemin pour se libérer de l'emportement.

    Un chemin sur lequel on se heurtera aux mêmes difficultés que pour se libérer d'un comportement addictif (car qu'est-ce que la vengeance, le talion, sinon une addiction à la haine ?).

    De ces difficultés Spinoza nous prévient dans les tout derniers mots de son Éthique.

    « Si maintenant l'on trouve très difficile le chemin que j'ai montré (…) du moins peut on le découvrir. Et il faut bien que ce soit difficile, ce qu'on trouve si rarement. Car comment pourrait-il se faire, si le salut se trouvait sous la main et qu'on puisse le découvrir sans grand labeur, que tous ou presque le négligent ? Mais tout ce qui est difficile est remarquable autant que rare. »

    (scolie proposition 42 partie 5)

    Grand labeur, rare : faut donc croire qu'avoir tout simplement l'instinct de survie ça dépasse l'humanité ? (Comme dirait Nietzsche)

     

  • 48 nuances d'affects (22) Zèle d'amour

    « XXXIV. La Reconnaissance ou Gratitude (gratia seu gratitudo) est le Désir (cupiditas), ou zèle d'Amour (amoris studium) par lequel nous nous efforçons de faire du bien à qui, pareillement affecté d'amour envers nous, nous a fait du bien. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Pour approfondir cet affect, il est utile de se reporter, comme Spinoza le suggère, à trois propositions énoncées précédemment dans cette partie 3.

    « Qui a quelqu'un en Haine s'efforcera de lui faire du mal, sauf s'il a peur qu'en naisse un plus grand mal pour lui ; et au contraire, qui aime quelqu'un, par la même loi s'efforcera de lui faire du bien. » (proposition 39)

    Soulignons dans cette définition le comparatif peur d'un plus grand mal.

    Toujours le positionnement des affects sur une échelle. Joie/tristesse, amour/haine, et maintenant, en parallèle, bien/mal.

    Le bien et le mal pour Spinoza ne sont pas des valeurs, des idéaux, des normes. Chaque individu s'efforce seulement d'aller vers ce qui lui fait du bien, d'éviter ce qui lui fait du mal, un peu plus de bien, un peu moins de mal.

    « Par bien j'entends ici tout genre de Joie (…) et par mal tout genre de Tristesse (…) ce n'est pas parce que quelque chose est un bien que nous le désirons, mais au contraire c'est ce que nous désirons que nous nommons un bien ; et c'est donc selon son affect que chacun juge ou estime ce qui est bien, ce qui est mal, ce qui est meilleur, ce qui est pire, et enfin ce qui est le meilleur et ce qui est le pire. » (scolie proposition 39) (je souligne).

    La proposition 39 considérant les deux affects amour et haine, va se décomposer dans les deux suivantes :

    « Qui s'imagine haï de quelqu'un, et croit ne lui avoir donné aucune raison de haine, l'aura en haine en retour. » (prop 40)

    « Si quelqu'un s'imagine aimé de quelqu'un, et croit n'avoir donné aucune raison pour cela, il l'aimera en retour. » (prop 41)

    S'imagine, croit : place centrale du pré-supposé, de l'interprétation affective de la réalité, dans la détermination de nos comportements.

    C'est pour cela que Spinoza propose un travail d'intelligence du fonctionnement psychique : ce travail seul permet la libération de ce qu'on imagine ou croit, de la mé-connaissance, de l'in-conscience. Et par là ouvre la possibilité d'un bon agir, c'est à dire autant que possible en connaissance de cause. Ce que Spinoza nomme adéquation.

    La définition 34, j'y reviens, pose le zèle d'amour en inverse du zèle de haine qui motive à faire du mal par vengeance, zèle de haine perversement « justifié » par la loi du talion.

    Ici on reconnaît le bien fait, on rend le bien pour le bien.

    Allons plus loin. Puisque tout passe par le présupposé, c'est en supposant l'autre animé de bonnes intentions envers soi qu'on sera porté à lui faire du bien.

    Du coup on a moins à perdre qu'à gagner à faire systématiquement cette supposition positive (puisqu'elle suscitera chez l'autre, en retour, le même zèle d'amour)*. Une sorte de méthode Coué appliquée à l'éthique. Ça vaut ce que ça vaut d'accord, mais le choix inverse étant la paranoïa ...

     

    *Je vais nommer ça le pari spinoziste, sur le mode du pari pascalien.

     

  • 48 nuances d'affects (21) Emulation et contagion

    « XXXIII. L'Émulation (aemulatio) est le Désir d'une certaine chose qu'engendre en nous le fait que nous imaginons que d'autres ont le même désir. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Cette définition nous place au cœur du cœur du principe de l'imitation des affects (cf 11), avec l'imitation du désir lui-même, lui qui déterminera toute autre imitation.

    Avec cette nuance qu'on peut imiter un affect positif ou négatif, alors que l'émulation a pris essentiellement une acception positive. « L'usage a fait que nous appelons émule celui-là seul qui imite ce que nous jugeons être honnête, utile ou bien agréable. » (Explication définition 33)

    Oui oui. C'est une imitation pour la bonne cause, mettons, mais n'empêche que l'émulation instaure une compétition, une rivalité : on veut faire pareil, mais en mieux. Et qui dit compétition dit risque de violence, plus ou moins grave. Et l'on a vite fait de passer du fair-play de la joute ludique à des modes disons plus hooliganistes.

    Montaigne a lui aussi réfléchi à la question, en particulier dans le cadre de ce qu'il nomme « conférence », un débat plus ou moins organisé.

    « La jalousie, la gloire, la contention me poussent et rehaussent au dessus de moi-même. Et l'unisson est qualité du tout ennuyeuse en la conférence. » (Essais III,8 De l'art de conférer)

    L'émulation est ici vue comme un moteur à la fois du débat et du travail sur soi. L'ambiguïté des sentiments qui la sous tendent, jalousie, souci de briller, se convertit en énergie positive.

    Mais inversement elle peut se vivre en mode pathologique, nous rendre sujets à une contagion, quand l'imitation des affects exprime sa potentialité virale.

    « Comme notre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et réglés, il ne se peut dire combien il perd et s'abâtardit par le continuel commerce et fréquentation que nous avons avec les esprits bas et maladifs. Il n'est contagion qui ne s'épande comme celle-là. »

    Une émulation virale, pas toujours pour la bonne cause : je vais nommer ça le syndrome du buzz. Épidémie ravageuse : à côté tous les covid ou autres pestes et choléras franchement ils font pitié.

    Voilà qui me fait penser à quelque chose, mais quoi ? Peut être la dévaluation de la notion-même de débat, non seulement sur les résasociaux, dans les talk-shows médiatiques, mais dans les assemblées parlementaires censées faire vivre la démocratie. 

    Je crains que ces "responsables politiques" (!!!), tous tant qu'ils sont, esprits bas et maladifs, ne soient davantage motivés par leurs petits jeux pervers entre ennemis que par la (sur)vie de la démocratie, devenue un bien si rare pourtant de par le monde.