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Le blog d'Ariane Beth - Page 366

  • Temps compté

     

    « Je n'ai pas le temps ».

    J'ai lu récemment une belle biographie romancée d'Évariste Galois (1811-1832), titrée simplement Évariste. (F.H. Désérable. Gallimard 2015)

    Ayant plus ou moins, toutes choses égales par ailleurs, fréquenté les mathématiques dans ma jeunesse folle, je savais l'extraordinaire génie de Galois. Sans être capable, je vous rassure, de comprendre véritablement ses théories et théorèmes.

    En outre, pour les jeunes étudiants que nous étions, il était auréolé d'un destin de héros romantique à souhait. À vrai dire il aurait sans doute souhaité autre chose que mourir à vingt ans dans un stupide duel pour une bonne femme qui, elle, n'a pas su l'aimer (faut dire qu'il avait son petit caractère, l'Évariste).

    Mais bon c'était quand même plus ou moins mourir d'amour.

    Je ne savais pas à l'époque, ce livre me l'a apprise, une chose qui avait pourtant de quoi séduire les tout juste post-soixante-huitards que nous étions.

    Évariste fut un républicain engagé, en cette Restauration où sévissaient les vieux schnocks nostalgiques de l'Ancien Régime.

    Il faisait partie de groupes radicaux, a participé aux soulèvements de 1830 et 1832. Nul doute qu'il aurait été aussi fort actif en 1848.

    Si le destin n'avait pas été bête et méchant, indifférent au bonheur du jeune homme et, par corollaire, scandaleusement peu soucieux du progrès des mathématiques.

    Dans son livre, Désérable imagine cette fameuse dernière nuit d'Évariste Galois, passée à noter fiévreusement l'essentiel de ses recherches, qui allaient révolutionner l'algèbre grâce à la notion de groupe.

    En fait c'est ça, Évariste avait le sens du groupe. (Un sens qui ne nuirait pas à la gauche d'aujourd'hui, si elle avait le souci d'éviter à nous citoyens les restaurations destructrices qui menacent).

    Car cette même nuit, si compté que lui fût le temps, il écrivit aussi un manifeste À tous les républicains.

    Il était sûr de son génie mathématique et tenait à transmettre sa recherche. Mais il a pris le temps de parler de la vraie vie, la vie bousculée de ces temps, sans se cantonner au monde serein des mathématiques.

    Seulement, même s'il pensait vite, ça faisait beaucoup à écrire tout ça, en une courte nuit. Sur le manuscrit où il expose ses découvertes et donne à grands traits les démonstrations, il concède qu'il faudrait entrer dans le détail du raisonnement, « mais je n'ai pas le temps » note-t-il à plusieurs reprises.

    Excuse poignante d'un génie encore à l'aurore de lui-même, qui sait qu'il va mourir bêtement à l'aube sur un pré, qu'il ne pourra pas déployer ses ailes, qu'il restera à jamais une promesse que d'autres mathématiciens devront tenir à sa place.

    Avec quel effroi a-t-il dû songer que le manuscrit pouvait se perdre, qu'il pouvait, sur ce maudit pré, mourir au carré en quelque sorte.

    Ce ne fut pas le cas : il y a un dieu pour les mathématiques CQFD. Mais pas hélas pour un jeune mathématicien et ses vingt ans brûlés au pistolet.

     

  • Démon de midi

     

    Comme minuit, midi est une heure auréolée de prestige. Une heure de grande marque. Le soleil y est à son zénith. Ou pas loin.

    Laissons de côté les considérations sur les contingences administratives des heures d'hiver ou d'été et ce qui s'ensuit de décalages divers, nous obligeant de fait, les jours d'été, à chercher midi à quatorze heures.

    Et l'hiver à voir tomber la nuit à l'heure du thé, et non comme il serait logique, à l'heure du tilleul.

    Midi, musicalement, c'est du cuivre, de la cymbale, de l'éclatant.

    C'est du brutal, c'est du total. Comme dit David Roi rien n'est caché à son ardeur (psaume 19). Pour être précis il le dit à propos du soleil sans précision, mais il est clair qu'il ne peut s'agir que du soleil de midi.

    Moment de tel dardage (dardement, dardure) de ses rayons depuis la verticalité du zénith que trouver un coin d'ombre relève du mirage.

    À propos d'ardeur le démon dit de midi n'est pas ce qu'on croit (ai-je appris récemment), une braise virile ravivée chez les hommes vieillissants. Chez les femmes je ne sais si ça existe. Parions que ceux qui le pensent n'y voient pas fatalité démoniaque, mais ridicule pathétique de vieilles peaux incapables d'accepter leur âge.

    De toutes façons tout le monde se goure.

    Loin d'être un désir derechef aiguillonné, le démon de midi est l'inverse. Il s'agit d'un profond ennui, d'un marasme auquel s'abandonnent le moine et la nonne à l'heure lourde du jour (pareillement mais séparément ça va sans dire).

    Bref un pack d'apathie aboulie asthénie auquel la théologie médiévale a donné le nom d'acédie.

    On peut en déduire que le menu n'était pas toujours frugal dans les couvents, comment expliquer sinon cette pesanteur méridienne ?

    Acédie par ailleurs est un mot qui, je dois le confesser, me donne la chair de poule : traduit en lacanien, il révèle un hideux visage messager d'aquabonisme, annonciateur de page blanche.

    Mais si elle fait mine de s'emparer de moi, l'acédie, j'ai mes rites d'exorcisme. Grille de mots croisés soumise à mon inquisition, clope livrée à la main de mon bras séculier pour être consumée.

    De quoi mettre en fuite le plus motivé des démons.

    Et puis démon pour démon, le philosophe préférera toujours invoquer avec Montaigne celui de Socrate, qui était à l'aventure certaine impulsion de volonté, qui se présentait à lui, sans attendre le conseil de son discours.

    Une étrange inspiration dont Montaigne signale le danger potentiel : ne pas attendre le conseil de son discours peut en effet conduire à n'importe quoi. Mais il ajoute que Socrate et lui-même en fin de compte ne s'en sont jamais mal trouvés.

    Je ne sais pas à quelle heure ça se passait, mais il est probable que, comme dit Rimbaud, au réveil il était midi.

     

  • La nonne et le samouraï

     

    Là où je voulais en venir, c'est à l'intérêt esthétique et philosophique de cette histoire d'heures. Elles brodent avec soin, point après point, une parole sur la trame des jours.

    Cela n'est pas sans rappeler les poètes japonais composant jour après jour leurs haïkus. Façon semblable de poser un sceau sur le temps qui passe, de le valider d'un j'y suis.

    La nonne, plus humble que le samouraï, ne crée pas, mais se coule dans les mots des autres.

    Je ne suis pas samouraï, croyez-le si vous voulez. J'en eusse fait un piètre, n'étant pas très convaincue du rapport entre l'honneur et le sabre (oui je sais je simplifie honte à moi mais je ne ferai pas seppuku pour autant qu'on se le dise).

    Cependant, à considérer les heures passées devant mon écran à faire résonner (raisonnablement ou pas) les mots de l'un ou l'autre, à broder sur le temps, n'ai-je pas quelque chose de la nonne ou du moine à son lutrin ?

    La différence c'est que je me compose un livre d'heures à mon usage. Un livre d'heures profane, Dieu merci.

    Même si je n'exclus pas d'y inclure des poèmes de David, ça va plutôt chercher du côté d'autres poètes et de quelques philosophes.

    Par exemple à Laudes on peut se lever du bon pied, le pied poétique, en savourant son petit Rimbaud de 5h.

    Mais un bon bol de philo avec Spinoza n'est pas mal non plus, histoire de commencer la journée la joie au cœur. Un petit scolie à faire fondre dans son café, comme une madeleine dans du tilleul.

    « Comme la raison ne demande rien contre la nature, c'est donc elle-même qui demande que chacun s'aime soi-même, recherche son utile, ce qui lui est véritablement utile (…) et, absolument parlant, que chacun s'efforce, autant qu'il est en lui, de conserver son être. » Éthique Partie 4 scolie prop 18 (Croyez-le si vous voulez j'ai ouvert au hasard).

    À vêpres, heure plus mélancolique (il en faut), où les bébés ont le blues (et le font savoir en pleurs comminatoires & non affamés - quoique) Baudelaire trouve tout naturellement sa place.

    Sois sage ô ma douleur et tiens toi plus tranquille/Tu réclamais le soir il descend le voici.

    Ou Apollinaire Vienne le temps sonne l'heure/Les jours s'en vont je demeure.

    Ou aussi bien Nietzsche, son style philosophico-poétique, son complexe de culpabilité qui nous console du nôtre Pardonnez-moi si le soir tombe …

    À complies, heure sereine et philosophique s'il en est, Montaigne sinon rien

    « Que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d'elle, comme de mon jardin imparfait »

    Let it be, mais pour l'heure, Dieu me refleurisse, je vais trouver encore deux trois plates-bandes par ci par là, à ratisser nonchalamment.