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  • Toujours en apprentissage

    « Au demeurant, je hais cet accidental repentir que l'âge apporte. Celui qui disait anciennement être obligé aux années de quoi elles l'avaient défait de la volupté, avait autre opinion que la mienne ; je ne saurai jamais bon gré à l'impuissance du bien qu'elle me fasse.

    Nos appétits sont rares en la vieillesse ; une profonde satiété nous saisit après ; en cela je ne vois rien de conscience ; le chagrin et la faiblesse nous impriment une vertu lâche et catarreuse. (…)

    Pareillement ma sagesse peut bien être de même taille en l'un et l'autre temps ; mais elle était bien de plus d'exploit et de meilleure grâce, verte, gaie, naïve, qu'elle n'est à présent : croupie, grondeuse, laborieuse. (…)

    Je connais l'une et l'autre, c'est à moi de le dire.(1) Mais il me semble qu'en la vieillesse nos âmes sont sujettes à des maladies et imperfections plus importunes qu'en la jeunesse.

    Je le disais étant jeune ; lors on me donnait de mon menton par le nez.(2) Je le dis encore à cette heure que mon poil gris m'en donne le crédit.

    Nous appelons sagesse la difficulté de nos humeurs, le dégoût des choses présentes. Mais à la vérité nous ne quittons pas tant les vices, comme nous les changeons, et, à mon opinion, en pis. (…)

    Et ne se voit point d'âmes, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent à l'aigre et au moisi. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 2 Du repentir)

     

    (1)L'une et l'autre : la jeunesse et la vieillesse. C'est à moi de : il m'est possible de.

    (2)On me donnait par le nez : on m'envoyait à la figure. Mon menton : car il avait encore le menton imberbe d'un tout jeune homme. D'où la mention ensuite du poil, gris de surcroît. Montaigne s'amuse à créer une image loufoque, quasiment surréaliste, avec ce menton balancé sur le nez.

     

    Il ne faut pas oublier, devant ce vieillard catarrheux et grincheux, que Montaigne n'a pas soixante ans quand il se décrit ainsi. Ce portrait est un repoussoir, il pourrait porter l'inscription : « le vieux que je ne veux pas être ».

    Je trouve émouvant l'hommage de cet homme vieillissant au jeune homme qu'il fut. J'y vois la marque en lui d'une inextinguible jeunesse dont il donne le secret au début de ce chapitre Du repentir.

    « Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m'essaierais pas, je me résoudrais ; elle est toujours en apprentissage et en épreuve. »

     

  • Le visage et le coeur ouverts

    « Au demeurant, je ne suis pressé de passion ou haineuse ou amoureuse envers les grands (…) Je regarde nos rois d'une affection simplement légitime et civile (1), ni émue ni démue (2) par intérêt privé. De quoi je me sais bon gré.

    La cause générale et juste ne m'attache non plus que modérément et sans fièvre (…) La colère et la haine sont au-delà du devoir de la justice, et sont passions servant seulement à ceux qui ne tiennent pas assez à leur devoir par la raison simple ; toutes intentions légitimes et équitables sont d'elles-mêmes équables(3) et tempérées, sinon elles s'altèrent en séditieuses et illégitimes.

    C'est ce qui me fait marcher par tout la tête haute, le visage et le cœur ouvert.

    À la vérité, et ne crains point de l'avouer, je porterais facilement au besoin une chandelle à S. Michel, l'autre à son serpent(4) (...)

    Je suivrai le bon parti jusqu'au feu, mais exclusivement si je puis. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 1 De l'utile et de l'honnête)

     

    (1)En tant que citoyen.

    (2)Ni provoquée ni détournée.

    (3)Susceptibles de tendre à l'égalité (d'humeur).

    (4)Selon la légende, l'archange Michel affronta un dragon figurant les forces du mal.

     

    Je trouve fort pertinente (et tellement actuelle) l'observation psychologique : on se dope aux passions (haine et colère surtout), par insuffisance de désir pour la raison, pas assez glamour la pauvre.(a)

    Ce qui du coup jette en effet un soupçon sur la légitimité et l'équité des intentions. Veut-on convaincre, ou veut-on vaincre ?

    Quant à la dernière phrase, je vois Montaigne l'écrire en souriant derrière sa moustache. Exactement comme Brassens chantant Mourons pour des idées d'accord mais de mort lente ...

     

    (a)Voir à ce propos l'article Misère de la radicalité de Raphaël Enthoven dans le premier numéro (17 novembre) de l'hebdo Franc-Tireur.

     

  • Cette qualité pierreuse

    « Il est à croire que je dois à mon père cette qualité pierreuse, car il mourut merveilleusement affligé d'une grosse pierre qu'il avait en la vessie ;

    il ne s'aperçut de son mal que le soixante-septième an de son âge, et avant cela il n'en avait eu aucune menace ou ressentiment aux reins, aux côtés, ni ailleurs (…) et dura encore sept ans en ce mal, traînant une fin de vie bien douloureuse.

    J'étais né vingt-cinq ans et plus avant sa maladie (…) Où se couvait tant de temps la propension à ce défaut ? Et, lorsqu'il était si loin du mal, cette légère pièce de sa substance de quoi il me bâtit, comment en portait-elle pour sa part une si grande impression ?

    Et comment encore si couverte, que, quarante-cinq ans après,(1) j'ai commencé à m'en ressentir, seul jusqu'à cette heure entre tant de frères et de sœurs, et tous d'une mère ?

    Qui m'éclaircira de ce progrès, je le croirai d'autant d'autres miracles qu'il voudra ; pourvu que, comme ils(2) font, il ne me donne pas en paiement une doctrine beaucoup plus difficile et fantastique que n'est la chose même. »

    (Montaigne Essais livre II chapitre 37 De la ressemblance des enfants aux pères)

     

    (1)Si indécelable, que ce n'est que quarante-cinq ans après …

    (2)Les philosophes ou les savants. Et parmi eux particulièrement les médecins, dont Montaigne souligne dans les pages qui suivent (ainsi qu'à d'autres endroits du livre, tantôt plaisamment tantôt amèrement) l'alliance d'incapacité et de prétention.

     

    Ce passage m'impressionne par l'intelligence du questionnement. Montaigne pose très exactement les problèmes que la génétique envisagera des siècles plus tard.

    On peut rappeler cependant qu'il n'est pas mort de la pierre, mais (pour autant qu'on sache) d'une sorte de phlegmon à la gorge, qui a provoqué une asphyxie.

    Conclusion en tous cas : on ne peut que se réjouir d'être né à une époque qui, malgré bien des défauts, assure (en nos pays riches ce n'est hélas pas le cas partout) l'accès à une science médicale digne de ce nom, et aux soins utiles qui vont avec.