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  • La gargouille d'une fontaine

    « J'aime l'allure poétique, à sauts et à gambades. C'est une art, comme dit Platon, légère, volage, démoniacle(1). Il est des ouvrages en Plutarque où il oublie son thème, où le propos de son argument ne se trouve que par incident, tout étouffé en matière étrangère.

    O dieu que ces gaillardes escapades, que cette variation a de beauté, et plus lors que plus elle retire(2) au nonchalant et fortuite ! C'est l'indiligent lecteur qui perd mon sujet, non pas moi(…).

    Je vais au change, indiscrètement(3) et tumultuairement. Mon style et mon esprit vont vagabondant de même. Il faut avoir un peu de folie, qui ne veut avoir plus de sottise, disent et les préceptes de nos maîtres et encore plus leurs exemples.(...)

    Le poète, dit Platon, assis sur le trépied des Muses, verse de furie tout ce qui lui vient en la bouche, comme la gargouille d'une fontaine, sans le ruminer et peser, et lui échappe des choses de diverse couleur, de contraire substance et d'un cours rompu.(4) »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)Qui est de l'ordre du daimon, moteur, inspirateur de la création.

    (2)Elle a pour trait, pour caractère.

    (3)Sans chercher à peser, à analyser.

    (4)Non linéaire.

     

    La plupart des chapitres des Essais progressent par successions de coq à l'âne, et celui-ci particulièrement. Montaigne vient de le constater une fois de plus, et il commence par s'en excuser : cette farcissure est un peu hors de mon thème.

    Mais très vite, l'excuse se mue en affirmation, et l'explication en l'exposé de son art poétique, en défense et illustration de son style et de son mode d'écriture.

     

    Ce mode à sauts et à gambades produit chez le lecteur une joie et une légèreté de lire homologues à la joie et à la légèreté d'écrire de Monsieur des Essais.

    En tous cas c'est mon expérience toujours renouvelée avec ce livre. Et c'est pourquoi je reviens régulièrement à la fontaine, m'exposer à l'eau vivifiante qui coule de la gargouille.

     

  • Je m'en suis dégoûté

    « La vertu assignée aux affaires du monde est une vertu à plusieurs plis, encoignures et coudes, pour s'appliquer et joindre à l'humaine faiblesse, mêlée et artificielle, non droite, nette, constante, ni purement innocente. (…)

    Celui qui va en la presse(1), il faut qu'il gauchisse(2), qu'il serre ses coudes, qu'il recule ou qu'il avance, voire qu'il quitte le droit chemin, selon ce qu'il rencontre ; qu'il vive non tant selon soi que selon autrui, non selon ce qu'il se propose, mais selon ce qu'on lui propose, selon le temps, selon les hommes, selon les affaires. (…) Je sens que, si j'avais à me dresser tout à fait à telles occupations, il m'y faudrait beaucoup de changement et de rhabillage.

    Quand je pourrais cela sur moi (et pourquoi ne le pourrais-je, avec le temps et le soin(3)?), je ne le voudrais pas. De ce peu que je me suis essayé à cette vacation, je m'en suis dégoûté.

    Je me sens fumer en l'âme par fois aucunes (quelques) tentations vers l'ambition ; mais je me bande et obstine au contraire. On ne m'y appelle guère, et je m'y convie aussi peu. » (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)La foule, qui se trouve sur la place publique. Ou comme le dit Nietzsche avec une justesse que notre monde, sacralisant le mercantilisme, ne peut que ratifier : la place du marché.

    (2)Qu'il change de trajectoire pour éviter les obstacles.

    (3)L'application.

     

    Je m'en suis dégoûté. En fait ce qui m'étonne, c'est que le dégoût n'atteigne pas davantage les politiques, et qu'ils aient tant d'appétit pour ce parcours si facilement déviant, qu'ils soient si nombreux à jouer des coudes pour candidater à la présidence de la république par exemple. (Au hasard).

    Qu'en déduire, sinon que la plupart n'ont pas le souci d'un droit chemin ? En leur âme (quand ils en ont une, bien sûr) fument, bouillonnent, par dessus tout les tentations vers l'ambition.

    L'occasion de rappeler que l'étymologie de ce mot évoque, précisément, l'idée de détours, de contournements. Exactement ce que Montaigne pointe ici.

    On dira qu'à être si exigeant en éthique politique, la vie en société deviendra impossible faute de gouvernants et gestionnaires des affaires publiques. Non, il faudrait juste qu'ils (et elles) se rappellent que la politique peut être quelque chose de sérieux, de noble, de juste. S'ils sentent manquer de ces qualités, sérieux, sens de la justice, noblesse, qu'ils fassent autre chose, et laissent la place publique à ceux qui peuvent et veulent agir vraiment pour le bien public.

    Montaigne explique dans ce passage que ce qu'il a trouvé usant quand il s'est essayé à cette vacation, c'est de ramer pour y tenir un minimum dans l'éthique. Et aussi que c'était trop prenant, plein d'obligations trop contraires à son goût de la liberté, tant morale que matérielle.

    La dernière phrase, non dépourvue d'auto-ironie, est ambiguë. Il y a sans doute un regret qu'on ne l'y appelle guère. Mais s'il s'y convia aussi peu, c'est qu'il aurait fallu renoncer à être lui-même. Si bien qu'il se résigna sans trop d'efforts à faire contre mauvaise fortune bon cœur.

     

  • Nécessairement en faute

    « Je vois souvent qu'on nous propose des images de vie, lesquelles ni le proposant, ni les auditeurs n'ont aucune espérance de suivre ni, qui plus est, envie.

    De ce même papier où il vient d'écrire l'arrêt de condamnation contre un adultère, le juge en dérobe un lopin pour en faire un poulet à la femme de son compagnon.(...)

    En toutes les chambrées de la philosophie ancienne ceci se trouvera, qu'un même ouvrier y publie des règles de tempérance et publie ensemble des écrits d'amour et de débauche. (…)

    Il serait à désirer qu'il y eût plus de proportion du commandement à l'obéissance ; et semble la visée injuste, à laquelle on ne peut atteindre.

    Il n'est si homme de bien, (pour peu) qu'il mette à l'examen des lois toutes ses actions et pensées, qui ne soit pendable dix fois en sa vie, voire(1) tel qu'il serait très grand dommage et très injuste de punir et de perdre.

    Et tel pourrait n'offenser point les lois, qui n'en mériterait point la louange d'homme de vertu, et que la philosophie ferait très justement fouetter. (…) 

    L'homme s'ordonne à soi-même d'être nécessairement en faute.»

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)Le sens est : à dire vrai. Ici je traduirais et même carrément.

    Considérations morales imprégnées de la pensée réformée : nul ne peut être suffisamment juste par ses actes. Mais à l'inverse de la rigueur puritaine, Montaigne admet ce fait humain bien humain avec une certaine tranquillité. En revanche, la tartuferie le gêne, la combinaison d'un affichage puritain et d'une conduite faisant fi de l'éthique.

    Et de fait tout affichage moral outré est le plus souvent fort suspect, Nietzsche et Freud le confirmeront.