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  • Par libre élection

    « J'aime la vie privée, par ce que c'est par mon choix que je l'aime, non par disconvenance à la vie publique, qui est, à l'aventure(1), autant selon ma complexion.

    J'en sers plus gaiement mon prince par ce que c'est par libre élection de mon jugement et de ma raison, sans obligation particulière(2), et que je n'y suis rejeté ni contraint pour être irrecevable à tout autre parti et mal voulu(3).  Ainsi du reste.

    Je hais les morceaux que la nécessité me taille.(4) »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)Cette modulation à l'aventure, qui vient souvent sous sa plume, m'évoque l'emploi du terme anglais actually.

    (2)Obligation au sens large de lien. Il ne s'agit pas de coercition, d'injonction objective, mais plutôt du fait de se sentir l'obligé de quelqu'un qui vous a acheté par une faveur, un bienfait.

    (3)Irrecevable et mal voulu : persona non grata.

    (4)Métaphore culinaire. les morceaux qu'on découpe sur la pièce de viande. L'idée c'est : je veux pouvoir choisir mon menu, non pas être contraint de prendre un plat du jour qui ne me convient pas.

     

    Montaigne fit de la politique, oui, mais pas en courtisan ou client. À un moment il choisit un camp, oui, mais en sachant rester recevable à l'autre.

    Il soutint les efforts de la Couronne (Charles IX puis Henri III), parce qu'il lui sembla qu'elle était le mieux à même de maintenir l'unité du pays. Mais cela ne l'empêcha pas de rester en bonne intelligence avec le parti réformé (auquel appartenaient plusieurs de ses voisins et membres de sa famille). Si bien que les uns et les autres lui confièrent des médiations.

    Le seul parti qu'il rejeta fut celui de la Ligue, tenu par la famille de Guise à l'ambition sans scrupules, et responsable principal de la durée et de la violence de ces guerres.

    En tous cas la libre élection du jugement et de la raison : un choix fait en fonction de la raison et du jugement, ce ne serait pas un mauvais principe citoyen, il me semble ...

     

  • Un homme mêlé

    « J'ai honte de voir nos hommes(1) enivrés de cette sotte humeur, de s'effaroucher des formes contraires aux leurs : il leur semble être hors de leur élément quand ils sont hors de leur village. Où qu'ils aillent, ils se tiennent à leurs façons et abominent les étrangères.

    Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient cette aventure : les voilà à se rallier et se recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu'ils voient. Pourquoi non barbares, puisqu'elles sont non françaises ? (…)

    Ce que je dis de ceux-là me ramentoit(2), en chose semblable, ce que j'ai par fois aperçu en aucuns(3) de nos jeunes courtisans. Ils ne tiennent qu'aux hommes de leur sorte, nous(4) regardent comme gens de l'autre monde, avec dédain ou pitié. Ôtez-leur les entretiens des mystères de la cour, ils sont hors de leur gibier, aussi neufs pour nous et malhabiles que nous sommes pour eux.

    On dit bien vrai qu'un honnête homme(5) c'est un homme mêlé. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)Les hommes de chez nous. Dans le contexte de son voyage, il s'agit des Français en général, mais la suite de la phrase raille plus largement tous les imbéciles heureux qui sont nés quelque part (pour le dire avec Brassens).

    (2)Me rappelle, littéralement me remet en l'esprit.

    (3)Certains.

    (4)Nous : les gentilshommes de province montés à Paris.

    (5)Le terme d'honnête homme (homo et non vir, redisons-le, hein) apparu à la Renaissance sera d'un grand usage pour les moralistes des siècles suivants. Dans honnête il y a la notion d'honneur. Pour ma part je dirais qu'être honnête homme ou femme, c'est faire honneur à sa qualité d'être humain.

     

    Dans ce savoureux passage se donne libre cours la verve caricaturiste de Montaigne. Qui nous amène en souriant à la magistrale conclusion, résumant l'essentiel de son humanisme, aussi universaliste que non normatif.

    Un passage qu'il fait bon relire en nos temps où nationalismes, wokismes, fondamentalismes, sectarismes de tout poil, se répondent, rivalisent dans une même mal-honnêteté.

     

     

  • C'est toujours mon chemin

    « Moi, qui le plus souvent voyage pour mon plaisir, ne me guide pas si mal. S'il fait laid à droite, je prends à gauche ; si je me trouve mal propre à monter à cheval, je m'arrête. En faisant ainsi, je ne vois à la vérité rien qui ne soit aussi plaisant et commode que ma maison.

    Il est vrai que je trouve la superfluité toujours superflue, et remarque de l'empêchement(1) en la délicatesse même et en l'abondance.

    Ai-je laissé quelque chose à voir derrière moi ? J'y retourne ; c'est toujours mon chemin. Je ne trace aucune ligne certaine, ni droite ni courbe.

    Ne trouvé-je point, où je vais, ce qu'on m'avait dit ? (Comme il advient souvent que les jugements d'autrui ne s'accordent pas aux miens, et les ai trouvés plus souvent faux), je ne plains(2) pas ma peine ; j'ai appris que ce qu'on disait n'y est point. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)De la gêne

    (2)Ne regrette pas.

     

    Je ne vois rien qui ne soit aussi plaisant et commode que ma maison : j'admire (et j'envie) cette positive attitude qui consiste à se sentir partout chez soi, à s'adapter à tous les contextes.

    Il développe ce point dans ce chapitre de manière très concrète à propos de la nourriture, du chauffage, de l'habillement etc. « Soient des assiettes d'étain, de bois, de terre, bouilli ou rôti, beurre ou huile de noix ou d'olive, chaud ou froid, tout m'est un ... » (Cependant Il est vrai que je trouve la superfluité toujours superflue peut laisser entendre ironiquement que certains moments du voyage ont été du genre spartiate …)

    J'ai beau, je l'avoue, n'être guère voyageuse, ne guère m'instruire du monde que par la lecture, l'étude, le cinéma, j'apprécie ce passage. Qui d'ailleurs parle autant de voyage existentiel que de voyage réel.

    En tous cas je le ressens comme quelque chose de très joyeux, de très léger, une ouverture, une façon de prendre tout ce qui vient comme ça vient, et en le savourant. Quelque chose en un mot de vivant. Et de vivifiant.