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  • Différence comme de la mort à la vie

    « La mort a des formes plus aisées les unes que les autres, et prend diverses qualités selon la fantaisie de chacun.

    Entre les naturelles, celle qui vient d'affaiblissement et appesantissement me semble molle et douce.

    Entre les violentes, j'imagine plus malaiséement un précipice qu'une ruine qui m'accable(1) et un coup de tranchant d'une épée qu'une harquebusade ; et eusse plutôt bu le breuvage de Socrates que de me frapper comme Caton.

    Et, quoique ce soit un, si(2) sent mon imagination différence comme de la mort à la vie, à me jeter dans une fournaise ardente ou dans le canal d'une plate rivière.

    Tant sottement notre crainte regarde plus au moyen qu'à l'effet.

    Ce n'est qu'un instant ; mais il est de tel poids que je donnerais volontiers plusieurs jours de ma vie pour le passer à ma mode. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)Un bâtiment en ruine qui m'écrase. Mais on entend aussi le sens figuré. Choix conscient de cette expression ambiguë, ou expression de l'inconscient ?

    (2)Pourtant

     

    Voilà un passage qui appelle irrésistiblement les vers (oups) de Brassens dans Les funérailles d'antan : J'aimerais mieux mourir dans l'eau dans le feu n'importe où/ Ou à la grande rigueur ne pas mourir du tout.

    Montaigne a toujours allié une véritable obsession de la mort et une aptitude spontanée à savourer la vie. Contradiction ? Paradoxe, plutôt, au sens propre de juxtaposition. Les deux coexistent en lui, et il oscille sans cesse de l'une à l'autre, parfois imperceptiblement, parfois abruptement.

    En fait ce qui lie les deux est sans doute son approche par le corps, la sensation. Le corps est souvent exposé à la réversibilité du plaisir et de la souffrance. Ne serait-ce que dans des choses toutes simples et quotidiennes, comme de passer du malaise d'une grande faim à la douce torpeur de la satiété.

    Cette préoccupation de la mort n'est ainsi ni abstraite ni métaphysique. Elle est effroi devant la souffrance physique potentiellement insoutenable. Un effroi que l'âge, la maladie de la pierre, le contexte violent de son époque contribuent à attiser fortement selon les moments.

    C'est sûr qu'appréhender de mourir d'un coup d'épée ou d'une harquebusade n'avait rien de chimérique, en ce Périgord pris en étau entre Ligueurs et Réformés, exposé des années durant au saccage et à la cruauté.

     

  • Mille contraires visages

    « Je ne laisse rien à désirer et deviner de moi. Si on doit s'en entretenir, je veux que ce soit véritablement et justement. Je reviendrais volontiers de l'autre monde pour démentir celui qui me formerait autre que je n'étais, fût-ce pour m'en honorer.

    Des vivants même, je sens qu'on parle toujours autrement qu'ils ne sont. Et si à toute force je n'eusse maintenu un ami(1) que j'ai perdu, on l'eût déchiré en mille contraires visages. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)La Boétie, qui d'autre ? Son discours de la servitude volontaire publié en 1576 (il avait 18 ans, un Rimbaud de la philosophie politique en quelque sorte) fut interprété par certains comme un appel à instaurer la république en France. Montaigne, fort dit-il de ses nombreux échanges à ce propos avec Labo, a toujours dit que ce n'était pas son propos. (On peut le regretter, mais bon).

     

    En tous cas, ces lignes me paraissent très justes. On ressent toujours un malaise à être pris pour qui on n'est pas (on pense n'être pas). Y compris, c'est vrai, quand on se voit plus considéré qu'on ne juge le mériter.

    Mais cette exposition à l'interprétation n'est-elle pas inhérente au fait de livrer son écrit ?

    Et même, en présence des autres en chair et en os, il est facile de se tromper sur eux, comme de leur donner occasion de se tromper sur soi.

    Ce qui amène d'autres questions : sommes-nous sûrs d'être ce que consciemment nous croyons être ? Et aussi : notre perception interne de nous-mêmes est-elle nécessairement plus juste que la perception extérieure, à travers nos actes ou paroles ?

    Tout ce que nous pouvons en dire d'incontestable, c'est que c'est la nôtre.

     

  • Comme les tortues

    « La décrépitude est qualité solitaire. Je suis sociable jusques à excès. Si(1) me semble-t-il raisonnable que meshuy(1) je soustraie de la vue du monde mon importunité, et la couve à moi seul, que je m'appile(2) et me recueille en ma coque, comme les tortues. » 

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)Si ou meshuy ont à peu près le même sens, du genre : pourtant, cependant, malgré tout …

    (2)Me cale, me pose.

     

    Le vieillissement porte souvent à la solitude, il me semble aussi.

    Une solitude qui n'est pas le fait des plus jeunes qui tiendraient à l'écart les vieux (en tous cas les pas encore totalement décrépits). Elle correspond bien plutôt, à mon sens, à un mouvement quasi instinctif des vieillissants eux-mêmes.

    C'est pourquoi la métaphore de la tortue, outre sa drôlerie, me paraît fort pertinente. (Pour ma part je t'avoue, lecteur-trice, je me conçois depuis longtemps comme un escargot prompt à se réfugier dans sa coquille, si facilement je suis atteinte par les rugosités de la réalité).

    Les raisons de cet instinctif retrait des gens qui se sentent vieillir ? Le narcissisme il me semble. Non pas nécessairement au sens négatif. Mais on est perturbé et frustré par sa perte d'image, d'énergie, d'allant, par le fait de se sentir devenir plus moche, plus faible, plus insignifiant. Et l'on craint que ce dégoût ou désintérêt n'atteigne les autres, si bien qu'on cesse de trop les rechercher avant qu'ils ne vous fuient.

    Exemple de la balance entre pulsions libidinales, moteurs de l'élan vers les autres, et pulsions d'auto-conservation. Reprendre ce paradigme, que j'ai déjà mentionné souvent, n'est pas radotage de vieille (quoique) mais c'est qu'il me paraît un des plus justes et féconds de la théorie freudienne.

    Cela dit, la tortue n'est pas un si mauvais totem, étant parmi les animaux qui vivent le plus longtemps.

    Pour les escargots je ne sais pas.