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  • Le voyage de ma vie

    « Mais en un tel âge, vous ne reviendrez jamais d'un si long chemin ?(1)

    Que m'en chaut-il ! Je ne l'entreprends ni pour en revenir, ni pour le parfaire(2) ; j'entreprends seulement de me branler(3), pendant que le branle me plaît. Et me promène pour me promener.

    Ceux qui courent un lièvre ou un bénéfice ne courent pas ; ceux-là courent qui courent aux barres(4), et pour exercer leur course.

    Mon dessein est divisible par tout ; il n'est pas fondé en grandes espérances ; chaque journée en fait le bout. Et le voyage de ma vie se conduit de même. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)Un si long chemin : il s'agit de son voyage à travers l'Europe et jusqu'à Rome (juin 1580- novembre 1581).

    (2)Le terminer, aller au bout.

    (3)Me mettre en mouvement. Sens conservé dans notre moderne s'ébranler.

    (4)Le jeu de barres : c'était une course entre deux camps séparés par des barres au sol.

     

    Ce voyage avait pour but d'aller prendre les eaux pour soigner sa pierre (les gens bien informés disent qu'il était aussi probablement chargé d'une mission diplomatique pour le compte d'un grand seigneur) (à Rome il rencontra le bras droit du pape).

    Mais ce fut aussi, surtout, un voyage philosophique.

    Menant Montaigne loin de sa librairie, il occasionna ce qu'on nommera en bon français un break dans l'écriture des Essais. Pause bénéfique à une décantation, un approfondissement, un regain de créativité dû aux observations, aux rencontres.

    En outre, ce voyage très coûteux (toute une suite de serviteurs et gardes à entretenir, les maisons à louer etc.) l'amena à un certain détachement de l'argent, du souci d'économiser, aussi bien pour ses vieux jours que pour ses héritiers.

    Au total donc, comme en témoignent les lignes ci-dessus, son chemin vers Rome lui ouvrit l'espace à la fois d'un allègement et d'un recentrage sur l'essentiel, le présent.

     

  • D'un coin du monde à l'autre

    « Je sais que l'amitié a les bras assez longs pour se tenir et joindre d'un coin du monde à l'autre. (…)

    Si nous ne jouissons que de ce que nous touchons, adieu nos écus quand ils sont en nos coffres, et nos enfants s'ils sont à la chasse !

    Nous les voulons plus près. Au jardin, est-ce loin ? À une demi-journée ? Quoi, dix lieues, est-ce loin ou près ? Si c'est près quoi onze, douze, treize ? Et ainsi pas à pas. (…)

    En la vraie amitié, de laquelle je suis expert, je me donne à mon ami plus que je ne le tire à moi. Je n'aime pas seulement mieux lui faire bien que s'il m'en faisait, mais encore qu'il s'en fasse (plutôt) qu'à moi : il m'en fait lors le plus, quand il s'en fait.

    Et si l'absence lui est ou plaisante ou utile, elle m'est bien plus douce que sa présence ; et(1) ce n'est pas proprement absence, quand il y a moyen de s'entr'avertir.(2) »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)La conjonction prend ici un sens fort : et de plus, et en outre.

    (2)De communiquer. En l'absence de téléphone, emails ou réseaux sociaux, il parle bien sûr de communication par messages confiés à quelque courrier ... Ou de son écrit que des amis liront, qui sait.

     

    La vraie amitié, de laquelle je suis expert. C'est ici un des très rares passages des Essais où Montaigne revendique une quelconque expertise, à l'opposé de son propos fondamental : Que sais-je ?

    Je sais une chose que je ne sais rien disait paraît-il Socrate. Moi pareil, dit Montaigne.

    Quoique. Il y a au moins une chose que je sais : l'amitié. C'est qu'il se sait marqué à jamais par celle qu'il a partagée avec Etienne de La Boétie.

    Allez, pour le plaisir :

    Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens bien que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant : "parce que c'était lui, parce que c'était moi". 

    (Essais I, 28 De l'amitié)

     

  • Universelle et commune

    « Non parce que Socrate l'a dit, mais parce qu'en vérité c'est mon humeur, et à l'aventure non sans quelque excès, j'estime tous les hommes mes compatriotes, et embrasse un Polonais comme un Français, postposant cette liaison nationale à l'universelle et commune. (…)

    Nature nous a mis au monde libres et déliés ; nous nous emprisonnons en certains détroits ; comme les Rois de Perse, qui s'obligeaient de ne boire jamais autre eau que celle du fleuve de Choaspez, renonçaient par sottise à leur droit d'usage en toutes les autres eaux, et asséchaient pour leur regard tout le reste du monde. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    C'est peu dire que de telles phrases résonnent par les temps que nous vivons.

    Sottise, assèchement du regard, et méconnaissance des liens qui fondent en nous l'humanité : tel est le nationalisme.

    Nous nous emprisonnons en certains détroits : ça c'est seulement dommage pour nous, mais, plus grave, nous en refusons l'accès aux autres humains que nature a mis au monde libres et déliés, eux aussi, tout autant que nous.

    Nous sommes français, polonais, européens, eux ne le sont pas, mais la chose première et essentielle, c'est que nous sommes des êtres humains, eux et nous. Nous sommes, eux et nous, devant des urgences à affronter, qui touchent l'humanité entière. C'est à cette échelle-là que nous devons raisonner et agir, nous avec eux, eux avec nous.

    La liaison nationale passe après, est postposée à la liaison universelle : si nous oublions cela, nous serons peut être toujours français, polonais, européens, mais serons-nous encore humains ?