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  • Moutarde après dîner

    « Mon entendement ne va pas toujours avant, il va à reculons aussi. Je ne me défie guère moins de mes fantaisies pour être secondes ou tierces que premières, ou présentes que passées. Nous nous corrigeons aussi sottement souvent comme nous corrigeons les autres.

    Mes premières publications furent de l'an mille cinq cents quatre vingts. Depuis d'un long trait de temps je me suis envieilli, mais assagi je ne le suis certes pas d'un pouce. Moi à cette heure et moi tantôt sommes bien deux ; mais quand meilleur ? Je n'en puis rien dire.

    Il ferait beau être vieil si nous marchions vers l'amendement. C'est un mouvement d'ivrogne titubant, vertigineux, informe, ou des jonchets que l'air manie casuellement selon soi(1). »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)Au gré du hasard.

     

    Il ferait beau être vieil si nous marchions vers l'amendement : beau, je n'irais pas jusque là, mais disons que ça pourrait compenser (un peu) les désagréments du poids des ans (voire les désolations si affinités).

    Après, tout dépend de ce qu'on appelle amendement. Si c'est au sens éthique, Montaigne a raison je crois d'en douter. Peut être cependant la vieillesse rend-elle, de temps en temps, par ci par là, un peu moins con ?

    Le seul ennui c'est qu'on n'a plus franchement les moyens de faire quelque chose de cette évolution. Notre vieillesse aura beau savoir un peu plus, un peu mieux, les choses de la vie, que pourra-t-elle faire de ce savoir ?

    Bref comme il le dit un peu plus loin (III,10 De ménager sa volonté) : Moutarde après dîner …

     

  • Je ne suis pas philosophe

    « Les plus menus et grêles empêchements sont les plus perçants ; et comme les petites lettres offensent(1) et lassent plus les yeux, aussi nous piquent plus les petites affaires. La tourbe(2) des menus maux offense plus que violence d'un, pour grand qu'il soit.(...)

    Je ne suis pas philosophe ; les maux me foulent(3) selon qu'ils pèsent ; et pèsent selon la forme comme selon(4) la matière, et souvent plus.

    J'en ai plus de connaissance que le vulgaire, si j'ai plus de patience. En fin, s'ils ne me blessent, ils m'offensent. C'est chose tendre que la vie et aisée à troubler. Depuis que j'ai le visage tourné vers le chagrin, pour sotte cause qui m'ait porté(5) j'irrite l'humeur de ce côté-là, qui se nourrit après et s'exaspère de son propre branle ; attirant et amoncelant une matière sur autre, de quoi se paître.(6)

    Ces ordinaires gouttières me mangent(7). Les inconvénients ordinaires ne sont jamais légers. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)Le mot n'est pas employé au sens moral, mais au sens concret de gêner, faire mal.

    (2)La foule, du latin turba.

    (3)Produisent l'effet d'une foulure, donc réduisent l'autonomie de mouvement. Et au sens figuré, gênent le déploiement de la pensée vers autre chose.

    (4)Selon comme selon : autant que (un latinisme encore).

    (5)Pour insignifiante que soit la chose qui m'a atteint.

    (6)Description clinique de l'effet d'obnubilation des pensées.

    (7)Métaphore qui dit l'érosion de la résistance psychique : les gouttières sont je suppose des infiltrations d'eau qui mangent, effritent un pan de mur.

     

    J'adore ce passage : il m'aide à me sentir moins ridicule quand il m'arrive de stresser toute une journée pour un rien, un petit choc au contact de la rugueuse réalité. Il serait insensible à beaucoup, mais il va venir fouler mon dynamisme intérieur. Tant ma sérénité est chose aisée à troubler ...

     

  • Au rebours des autres

    « Au rebours des autres, je me trouve plus dévot en la bonne qu'en la mauvaise fortune (…) et fais plus volontiers les doux yeux au ciel pour le remercier que pour le requérir.

    J'ai plus de soin d'augmenter la santé quand elle me rit, que je n'ai de la remettre quand je l'ai écartée(1). Les prospérités me servent de discipline et d'instruction, comme aux autres les adversités et les verges.

    Comme si la bonne fortune était incompatible avec la bonne conscience, les hommes ne se rendent gens de bien qu'en la mauvaise.

    Le bon heur m'est un singulier aiguillon à la modération et modestie. La prière me gagne, la menace me rebute ; la faveur me ploie, la crainte me roidit. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)Quand je suis à l'écart d'elle.

     

    Comme si la bonne fortune était incompatible avec la bonne conscience, les hommes ne se rendent gens de bien qu'en la mauvaise. Cette phrase sonne comme celle d'un moraliste désabusé. Elle pourrait être signée de La Rochefoucauld, La Bruyère …

    Il y en a un certain nombre de ce style dans le livre, inspirées par la corruption du siècle (cf ma note précédente). Montaigne ne développe pas en général, mais comme ici on mesure le poids d'un non-dit.

    Pour ma part il me semble entendre le soupir résigné qui suit cette phrase, le « blanc » avant la reprise du discours. Genre : hélas j'y peux rien, bon ben je vais me contenter de parler de moi : le bon heur m'est un singulier aiguillon ...