Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 4

  • Sophie

    Elle ouvre chaque jour son journal, pour y noter ce que les adultes nomment ses états d'âme. Un mémo de ses malheurs comme de ses bonheurs.

    Souvent les mots se font des sortes de stèles, consacrées à célébrer quelque chose : une rencontre joyeuse, des bras ouverts, une lecture, une chanson. Et surtout la beauté.

    Celle de la nature, comme l'azur là-haut tellement profond qu'on se donne pour seul but de s'y perdre, une seconde, une heure, tout le temps qu'on pourra. Comme les bêtes, le sable, les rochers, les plantes.

    Et la beauté des gens, leurs corps, leurs mouvements. Leurs faces, avec leurs yeux répondant à son propre regard.

    Quant aux malheurs ? Beaucoup, forcément. « Avec mon nom, normal » s'amuse-t-elle. Les jours où elle est forte. Les jours où l'humour la console, en grand frère ouvrant la route.

    Les malheurs, à supposer qu'on les compte, sont grosso modo en nombre égal aux bonheurs dans ses journées. Seulement plus âpres, plus prégnants, ôtant d'un seul coup toute clarté, comme un nuage d'orage étend son ombre sur la campagne.

    Ronsard s'est trompé. Les roses en bouton savent la souffrance comme les fanées. Et en sont davantage blessées, n'ayant pas renoncé à la révolte.

    Quelle souffrance, quelle révolte ? Comment les formuler ?

    Toute chose trop semblable et trop autre, tellement proche et tellement fuyante. C'est pour cela les mots. Le journal, ça sert à ça.

    Pour que le fuyant se rapproche, que le trop proche s'écarte. Pour que l'autre se fasse même, et le même autre.

    Elle est poète sans doute, pour parler de cette façon, pour comprendre le monde à cette mode. Dans les poètes, pas que des adolescents. Dans les poètes on trouve des mûrs et des âgés, beaucoup.

    Des fanés, des amers, ou dans l'autre sens, des sages à l'âme étale.

    Dans les poètes, pas que des adolescents. Pourtant une chose est sûre : tous les adolescents sont poètes, peu ou prou. Pas forcément créateurs de vers, de textes et de mots. Créateurs, tout court.

    Capables encore d'aller au fond du non connu pour trouver du nouveau. Des trouveurs, des explorateurs. Des gens prenant la route.

    Sur la page de son journal, à travers les jours heureux et les jours sombres, elle trace sa route, Sophie.

     

     

  • Apache

     

    Elle déteste les westerns. Le cowboy cul vissé sur son canasson à longueur de pellicule, ça lui a toujours paru d'un ennui mortel. Y compris les films qui affectent la distanciation, s'efforcent à l'élaboration, proclament « genre revisité » dès le générique.

    Si vous êtes allergique à Proust, la meilleure des madeleines pur beurre vous dégoûtera.

    Elle n'aime pas davantage retrouver les poncifs du genre dans le descendant direct, le film de truands. Même beaucoup de simples polars en sont contaminés.

    Équipes en miroir, cowboys/indiens ou flics/voyous, avec de part et d'autre le fou de guerre et le mesuré prêt au dialogue, avec le traître ou l'infiltré. Poursuite en auto vroumvroumant à travers des rues et des rues, ou traque en canasson crinière au vent slalomant entre des cactus et des cactus.

    Tout ça c'est kif kif bourricot et ça suscite en elle le même réflexe de bâillement. Et pareil pour la plupart des fictions autour de l'espionnage, et jusqu'aux scénarios faisant atterrir des extraterrestres. Pas sa tasse de café.

    Le plus agaçant est le traitement réservé aux femmes dans ces types d'aventures. Aucun rôle de premier plan, ou même au second plan de l'action.

    Ou alors celui de la pute ou assimilée, avec l'option PV (pute victime) et sa variante PGT (pute gibier de tueur), ou encore l'option PS (pute salope).

    Plus rarement traîne dans un coin de l'écran la Femme Admirable et Courageuse, une mère, une sœur du Premier Rôle, voire une épouse délaissée, épouse cocufiée, épouse ridiculisée, mais épouse fidèle sans moufter.

    Il y a juste une différence entre le film de truands (et autres) et le western pur jus. Les truands (et assimilés), même vaincus en fin de film, ne perdent pas totalement la face.

    Ils gardent souvent, quoique finalement ratatinés dans les derniers mètres des 120 minutes de pellicule, une certaine aura : ils ont un léger déficit côté morale, certes, mais ce sont, c'étaient, des durs, des malins. Ils ont su ce qu'ils voulaient, sont allés jusqu'au bout. Et cela même affaiblis par une enfance difficile ou la rencontre d'une PS.

    Mais l'Indien : un loser né. Quoi d'autre ? Après, deux cas. Ou bien la lose le rend mauvais, il va déterrer son arme de guerre mais la production a prévu le coup et on la lui a faite en carton pâte.

    Résultat il passe pour un con.

    Ou bien il n'est pas si salaud, il a des valeurs, il fait des trucs bien. Mais des trucs bien de loser, genre où on ne frime pas, où on ne confond pas malin et manipulateur, tout ça. Du coup forcément c'est pas raccord avec l'attente de la production. Ou du public. Ou des deux.

    Résultat il faut qu'il perde car au fond ça arrange tout le monde.

    Elle déteste les westerns. Dans une autre vie elle a dû être apache.

     

     

  • Pas gênée

    Dans les files d'attentes il y a beaucoup de vieux.

    C'est au demeurant facile à comprendre, c'est statistique. Le vieux pratique peu les courses dématérialisées et autres démarches administratives sur la toile, et par conséquent squatte en nombre les files sonnantes et trébuchantes.

    Je veux dire les files réelles, assommantes et oui, trébuchantes c'est pas exclu non plus. Le croc en jambe, ça existe.

    Si vous ne vous êtes jamais trouvé, dans une file d'attente, à proximité immédiate de certains vieux, spécialistes en rabatjoïsme (et ils ne sont pas rares dans les locataires du haut de la pyramide schématisant la population, je dois l'avouer bien que je sois leur voisine de palier sur ladite pyramide), alors vous n'avez pas encore eu une anticipation sérieuse de l'enfer.

    En outre voilà des spécimens d'une irrationalité totale. Il ont beau avoir un pied dans la tombe, n'importe où qu'ils soient ils veulent avancer plus vite que la musique et doubler tout le monde. Étonnant non ?

    Autre étonnement. Ces pékins n'ont rien à faire de leurs journées, et en plus ils font tous les jours ce même rien dans le même ordre. Eh bien cela ne les empêche pas de décider d'aller faire leurs courses style le samedi après-midi à 16h. 

    J'émets l'hypothèse que c'est pour faire comme les jeunes et/ou ceux qui bossent, donc inconsciemment nier leur propre décrépitude et inutilité sociale. Plus consciemment, c'est pour râler contre les jeunes, râler et plus si affinités.

    Ce qui s'appelle joindre l'utile au plaisant.

    Exemple l'autre jour à la caisse du supermarché. L'expectant devant moi, un tout jeune homme probablement natif du début de ce siècle, soulevait son panier pour le poser sur le tapis roulant, lorsque se pointa sans crier ... enfin d'un coup, une femme, probablement issue, elle, de la même décennie du siècle dernier que moi.

    Et hop l'air de rien, yeux dans le flou artistique, technique du pied dans la porte, ses 30 yaourts 0%, son PQ et ses 3 bananes coiffent au poteau (enfin au tapis) les pizzas et les sodas du jeune.

    Il reste cool. Se contente de dire mezza voce : « Pas trop polie, la dame ». Non sans m'adresser un sourire, à moi. Nonobstant mes cheveux blancs et autres signes extérieurs de non-jeunesse.

    J'y vis la preuve qu'il ne m'inscrivait pas dans la case vieux cons chieurs. Ce qui me réconforta je l'avoue. Et m'autorise à fonder quelque espoir sur la valeur de cette tranche de la population, la tranche non rassise.