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  • Mandarine

     

    L'histoire d'interlocuteur lointain de la dernière fois m'évoque tout à coup le fameux mandarin de Rousseau.

    Voici ce qu'en dit Freud car c'est par lui que je connais cette histoire. Je ne l'avais relevée, je l'avoue, ni dans Rousseau ni dans Balzac, lectrice insuffisante (dirait Montaigne) que je suis.

    « Dans Le Père Goriot, Balzac fait allusion à un passage des œuvres de J.J. Rousseau dans lequel cet auteur demande au lecteur ce qu'il ferait si – sans quitter Paris naturellement et sans être découvert – il pouvait, par un simple acte de volonté, tuer à Pékin un vieux mandarin dont le décès ne manquerait pas de lui apporter un grand avantage. Il laisse deviner qu'il ne tient pas la vie de ce dignitaire pour très assurée. 'Tuer son mandarin' est devenu une expression proverbiale pour cette disposition secrète, propre aussi aux hommes d'aujourd'hui. » 

    Freud Considérations actuelles sur la guerre et la mort.

     

    Les derniers mots de ce passage : aussi délicieusement sucrés-acidulés qu'une mandarine, non ? Preuve s'il en fallait de l'humour de Papa Sigmund, se manifestant souvent ainsi par une pointe finale, selon le schéma du Witz (cf ce blog 1-5-2014).

    Et quand ça lui plaît, Sigmund, il est comme un gamin, il ne se lasse pas de la répétition. cf chapitre 7 du Malaise dans la culture, à propos du surmoi et du sentiment de culpabilité.

    « (chez l'enfant) la conscience de culpabilité n'est manifestement qu'angoisse devant la perte d'amour, angoisse 'sociale'. Chez le petit enfant elle ne peut jamais être quelque chose d'autre, mais même chez beaucoup d'adultes le changement se limite à ceci que la communauté plus vaste des hommes vient en lieu et place du père ou des deux parents. Aussi se permettent-ils régulièrement de commettre le mal qui leur promet des agréments, pour peu qu'ils soient sûrs que l'autorité n'en apprendra rien ou ne pourra rien leur faire, et ils n'ont d'angoisse que celle d'être découverts. »

    Ici renvoi à une note : « Que l'on pense au célèbre mandarin de Rousseau »

    Et de conclure joliment

    « C'est avec cet état que la société contemporaine doit généralement compter. »

    Généralement, oui c'est le moins qu'on puisse dire.

     

    Sans me vanter, j'ai mes mandarins.

    Sauf que mes mandarinades n'envisagent pas l'avantage que telle ou telle mort m'apporterait, mais l'idée (naïve et/ou tartufière ?) de «faire justice », à d'autres ou à moi. Une vengeance peut être, mais surtout un empêchement de nuire davantage.

    J'y pense quelquefois, je l'avoue.

    À l'inverse, qui pourrait chercher un avantage dans mon élimination ? C'est tout l'intérêt d'une vie sans pouvoir : on a toutes les chances de n'être le mandarin de personne.

     

     

  • Time is money

     

    Quand vous entendez votre nom prononcé de façon approximative sur fond de brouhaha, vous savez d'emblée à quoi vous en tenir.

    On vous a sonné depuis une quelconque plate-forme d'appel.

    Pourquoi alors ne pas raccrocher aussi sec ? Clac ! (Car votre téléphone est encore de ceux qui se raccrochent – c'était le modèle le moins cher).

    Ou bien pourquoi ne pas vous lâcher et exprimer en mots bien sentis le fond de votre pensée, genre foutez-moi la paix ?

    Ou éventuellement en profiter pour argumenter fermement votre positionnement anti-capitaliste : y en marre de ce marketing agressif pour nous fourguer des merdes inutiles !!!

    Mais voilà : on vous a appris la politesse et un minimum d'égards pour les autres. Si bien que vous ne pouvez vous empêcher d'allier à vos convictions anti-capitalistes abstraites une certaine attention à votre prochain, l'homme (et la femme donc !) concret et déchiré dont parle Marx.

    Fût-il quelque peu éloigné de vous, sur sa plate-forme en Inde, au Maroc, ou en quelque lieu que ce soit.

    Car vous l'imaginez gardechiourmé par son chef de rangée qui vérifie

    1) qu'il suit à la lettre l'entretien-type, déroulant les phrases prévues dans le bon ordre,

    2) qu'il reste calme et courtois avec son interlocuteur, quand bien même celui-ci l'injurie (que ce soit pour affirmer son anticapitalisme ou pour toute autre raison moins militante),

    3) qu'il ne cherche pas à tirer au flanc en prétextant un besoin de pause alors qu'il a déjà fait pipi pas plus tard qu'il y a 6 h.

    Vous savez par ailleurs (vous avez lu des articles et même des romans qui en parlent) que votre interlocuteur là-bas sur sa plate-forme voit son salaire indexé (peut être même son poste suspendu) à sa capacité à vous garder au bout du fil un temps minimal (défini j'imagine par quelque algorithme commercial).

    Vous ne savez plus si c'est une minute ou deux, en tous cas pas le bout du monde ni la mer à boire (celle par exemple qui vous sépare de votre interlocuteur).

    Quelles que soient vos obligations ou occupations, votre impatience congénitale, ça ne vous tuera pas. Vous.

    Alors vous prenez votre mal en patience, entretenant la communication à l'aide de vagues borborygmes, par solidarité avec l'inconnu contre son garde-chiourme et surtout la multinationale qui les exploite l'un et l'autre.

    Les deux minutes écoulées, vous pouvez enfin, la conscience tranquille, formuler la phrase magique : merci, je ne suis pas intéressée.

    Et voilà. Clac. Ouf.

    Reste à savoir si la prochaine fois pour éviter ça, vous ne vous abstiendrez pas de décrocher.

    Marxiste mettons, mais masochiste pas tout le temps.

     

  • Temps compté

     

    « Je n'ai pas le temps ».

    J'ai lu récemment une belle biographie romancée d'Évariste Galois (1811-1832), titrée simplement Évariste. (F.H. Désérable. Gallimard 2015)

    Ayant plus ou moins, toutes choses égales par ailleurs, fréquenté les mathématiques dans ma jeunesse folle, je savais l'extraordinaire génie de Galois. Sans être capable, je vous rassure, de comprendre véritablement ses théories et théorèmes.

    En outre, pour les jeunes étudiants que nous étions, il était auréolé d'un destin de héros romantique à souhait. À vrai dire il aurait sans doute souhaité autre chose que mourir à vingt ans dans un stupide duel pour une bonne femme qui, elle, n'a pas su l'aimer (faut dire qu'il avait son petit caractère, l'Évariste).

    Mais bon c'était quand même plus ou moins mourir d'amour.

    Je ne savais pas à l'époque, ce livre me l'a apprise, une chose qui avait pourtant de quoi séduire les tout juste post-soixante-huitards que nous étions.

    Évariste fut un républicain engagé, en cette Restauration où sévissaient les vieux schnocks nostalgiques de l'Ancien Régime.

    Il faisait partie de groupes radicaux, a participé aux soulèvements de 1830 et 1832. Nul doute qu'il aurait été aussi fort actif en 1848.

    Si le destin n'avait pas été bête et méchant, indifférent au bonheur du jeune homme et, par corollaire, scandaleusement peu soucieux du progrès des mathématiques.

    Dans son livre, Désérable imagine cette fameuse dernière nuit d'Évariste Galois, passée à noter fiévreusement l'essentiel de ses recherches, qui allaient révolutionner l'algèbre grâce à la notion de groupe.

    En fait c'est ça, Évariste avait le sens du groupe. (Un sens qui ne nuirait pas à la gauche d'aujourd'hui, si elle avait le souci d'éviter à nous citoyens les restaurations destructrices qui menacent).

    Car cette même nuit, si compté que lui fût le temps, il écrivit aussi un manifeste À tous les républicains.

    Il était sûr de son génie mathématique et tenait à transmettre sa recherche. Mais il a pris le temps de parler de la vraie vie, la vie bousculée de ces temps, sans se cantonner au monde serein des mathématiques.

    Seulement, même s'il pensait vite, ça faisait beaucoup à écrire tout ça, en une courte nuit. Sur le manuscrit où il expose ses découvertes et donne à grands traits les démonstrations, il concède qu'il faudrait entrer dans le détail du raisonnement, « mais je n'ai pas le temps » note-t-il à plusieurs reprises.

    Excuse poignante d'un génie encore à l'aurore de lui-même, qui sait qu'il va mourir bêtement à l'aube sur un pré, qu'il ne pourra pas déployer ses ailes, qu'il restera à jamais une promesse que d'autres mathématiciens devront tenir à sa place.

    Avec quel effroi a-t-il dû songer que le manuscrit pouvait se perdre, qu'il pouvait, sur ce maudit pré, mourir au carré en quelque sorte.

    Ce ne fut pas le cas : il y a un dieu pour les mathématiques CQFD. Mais pas hélas pour un jeune mathématicien et ses vingt ans brûlés au pistolet.