Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 2

  • Ses livres aux ailes déployées

    « C'est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement(1) de son être. Nous cherchons d'autres conditions, pour n'entendre l'usage des nôtres, et sortons hors de nous, pour ne savoir quel il y fait.

    Si, avons nous beau monter sur des échasses, car(2) sur des échasses encore faut-il marcher sur nos jambes. Et au plus élevé trône du monde, si ne sommes assis que sur notre cul.

    Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance. Or la vieillesse(3) a un peu besoin d'être traitée plus tendrement. Recommandons-la à ce Dieu(4), protecteur de santé et de sagesse, mais gaie et sociale :

    Frui paratis et valido mihi/ Latoe, dones, et, precor, integra/ Cum mente, nec turpem senectam/ Degere, nec cythara carentem

    (De jouir des biens que j'ai acquis, avec une santé robuste, voilà ce que je te demande de m'accorder, fils de Latone, et je t'en prie, que mes facultés restent entières ; fais que ma vieillesse ne soit pas honteuse et n'ait pas défaut de cithare. Citation d'Horace)

     

    (1)Loyalement : selon la loi qui les implique toutes, la loi de la « condition » humaine.

    (2)C'est ironique : super idée de monter sur des échasses, vu que ...

    (3)Mais la vieillesse quant à elle.

    (4)Il s'agit d'Apollon, qu'Horace nomme ici fils de Latone.

     

    Ainsi se terminent les Essais. Tels sont les derniers mots sur lesquels Montaigne nous a laissés, dans sa dernière relecture. Des mots qui ne sont pas les siens.

    Il a commencé son œuvre si personnelle en s'imprégnant des mots des autres, en annotant leurs textes. Il la termine en laissant son poète préféré Horace parler pour lui.

    Avec lui il invoque le dieu Apollon, comme il a invoqué les Muses, vingt ans auparavant, lors de la solennelle entrée dans la librairie (cf Vivre à propos).

    Avec lui il exprime ses dernières volontés : que sa mens reste integra, que reste entière la faculté d'appliquer sa conscience à son être ; que ses derniers jours ne soient pas carentem cythara, ne manquent pas de cithare. La cithare, cet instrument de la poésie lyrique, du chant d'amour. Un instrument qui chante la sagesse gaie et sociale, le bonheur du lien à l'autre humain.

    Au moment où Montaigne le cavalier est sur le départ pour son dernier voyage, se présente à lui Pégase, le cheval des poètes. Son Pégase aux ailes déployées dans les milliers de feuillets des Essais.

    Si bien que s'impose à moi l'évocation de cette phrase de La Recherche (on est après la mort de l'écrivain Bergotte, un des doubles que s'est donné Proust dans son œuvre) :

    « On l'enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes déployées, et semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole de sa résurrection. » (Marcel Proust La Prisonnière)

  • De bon coeur

    « J'accepte de bon cœur, et reconnaissant, ce que Nature a fait pour moi, et m'en agrée et m'en loue. On fait tort à ce grand et tout puissant donneur de refuser son don, l'annuler et le défigurer. Tout bon, il a fait tout bon. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    Cette phrase fait explicitement écho au refrain qui scande le célèbre poème de la création au premier chapitre de la Genèse : Et Dieu vit que cela était bon.

    Le poème biblique culmine sur la création de l'homme à l'image de Dieu : Dieu fait l'homme à son image, homme et femme il le fait. Mais ici, dans cette bible humaniste que sont les Essais, Dieu est remplacé par nature, l'homme est célébré dans sa nécessaire et suffisante humanité :

    « Ils veulent se mettre hors d'eux et échapper à l'homme. C'est folie ; au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes.* »

    Ce ils n'est pas précisé par le contexte. Il englobe, sans nul doute, autant certains promoteurs d'une philosophie désincarnée que certains religieux dans leur horreur suspecte de la chair. Et puis il vise les enragés des guerres de religion.

    « Entre nous, ce sont choses que j'ai toujours vues de singulier accord : les opinions supercélestes et les mœurs souterraines. »

    Déserter, que ce soit par le haut ou par le bas, la place du bon vieux père Adam (l'être de terre), l'expérience nous a appris, en effet, que les deux mènent à des comportements d'inhumanité.

     

    *Blaise Pascal, qui l'a beaucoup lu, reprendra on le sait la formule à sa sauce : L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête.

     

  • En son dernier décours

    « J'ai un dictionnaire tout à part moi : je passe le temps quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retâte, je m'y tiens. Il faut courir le mauvais et se rasseoir au bon.

    Cette phrase ordinaire de « passe-temps » et de « passer le temps » représente l'usage de ces prudentes gens, qui ne pensent pas avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et échapper, de la passer, gauchir, et, autant qu'il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et dédaignable.

    Mais je la connais autre, et la trouve et prisable et commode, voire en son dernier décours, où je la tiens ; nous l'a nature mise en mains (...)

    Je me compose pourtant à la perdre sans regret, mais comme perdable de sa condition, non comme moleste(1) et importune. Aussi sied il proprement bien de ne se déplaire à mourir qu'à ceux qui se plaisent à vivre. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Pesante, pénible à supporter.

     

    Ne se déplaire à mourir : du bon usage d'une double négation.

    Dé-plaire inscrit un signe négatif. C'est clair : envisager sa mort n'est pas une partie de plaisir. Mais le deuxième signe négatif renverse la proposition. Une double négation équivaut à une affirmation.

    La négation du déplaisir ouvre ainsi dans le mur de la mort la brèche par où laisser s'infiltrer encore le courant de la vie.

    Quand je danse je danse : je fais, dans chaque présent, ce qui se présente à faire, je le fais de toute ma présence vivante. Quand il s'agira de mourir, il en sera de même. Jusqu'à l'extrême limite du dernier souffle.

    Tel est le désir (ou l'effort : je me compose) de Montaigne, qui va une fois de plus chercher du côté d'Epicure son viatique.