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  • Grassement et gracieusement

    « Moi qui ne manie que terre à terre, hais cette inhumaine sapience qui nous veut rendre dédaigneux et ennemis de la culture du corps. J'estime pareille injustice de prendre à contre cœur les voluptés naturelles que de les prendre trop à cœur. (…)

    Il ne les faut ni suivre, ni fuir, il les faut recevoir. Je les reçois un peu plus grassement et gracieusement, et me laisse volontiers aller vers la pente naturelle.

    Nous n'avons que faire d'exagérer leur inanité ; elle se fait assez sentir et se produit(1) assez. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Montre son évidence.

     

    « Il ne les faut ni suivre ni fuir il les faut recevoir. » Si l'on met en regard de cette phrase cette autre  "Il faut retenir à tout nos dents et nos griffes l'usage des plaisirs de la vie, que nos ans nous arrachent des poings, les uns après les autres." (I,39 De la solitude), on mesure le chemin parcouru par Montaigne vers l'apaisement, ce lâcher-prise positif dont je parlais la dernière fois.

    Ce climat d'apaisement, de totale acquiescentia in se ipso*, d'aptitude à la simple joie de vivre, il imprime sa marque toute de beauté, de lumière, aux dernières pages des Essais, que nous abordons ici.

     

    *Pour le dire avec Spinoza. Un assentiment à soi qui rend possible un rapport libre et joyeux aux autres et au monde.

     

     

  • Un demi ou un quart

    « Dieu fait grâce à ceux à qui il soustrait la vie par le menu ; c'est le seul bénéfice de la vieillesse. La dernière mort en sera d'autant moins pleine et nuisible ; elle ne tuera plus qu'un demi ou un quart d'homme.

    Voilà une dent qui vient de choir, sans douleur, sans effort : c'était le terme naturel de sa durée. Et cette partie de mon être et plusieurs autres sont déjà mortes, autres demi mortes, des plus actives et qui tenaient le premier rang pendant la vigueur de mon âge. C'est ainsi que je fonds et échappe à moi. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    On voit ici une fois de plus combien Montaigne s'est assimilé la pensée antique du stoïcisme et de l'épicurisme, et de quelle aide a été pour lui cette nourriture.

    À vrai dire, cette façon d'envisager la mort comme un processus et non comme un événement, pour rationnelle qu'elle soit, je ne la trouve pas si consolante que cela. Bénéfice de la vieillesse que de perdre la vie par le menu ? On peut aussi bien dire que c'est démultiplier la perte que de la rencontrer régulièrement, de ne plus cesser de la rencontrer à partir d'un certain moment de sa vie.

    Mais que l'acceptation de la perte puisse faciliter la vie, comme on dit, quand la vie décline : oui je crois que c'est vrai aussi. Je fonds et échappe à moi : cela peut se voir et se ressentir comme un allègement, un lâcher prise.

    Une façon d'éviter les combats inutiles, les combats d'arrière-garde.

     

  • Demain nous y pourvoirons

    « Voici encore une faveur de mon mal, particulière : c'est qu'à peu près il fait son jeu à part, et me laisse faire le mien (…)

    Les autres maladies ont des obligations plus universelles, gênent bien autrement nos actions, troublent tout notre ordre et engagent à leur considération tout l'état de la vie.

    Cette-ci ne fait que pincer la peau ; elle vous laisse l'entendement et la volonté en votre disposition, et la langue, et les pieds, et les mains ; elle vous éveille plutôt qu'elle ne vous assoupit.(...)

    Je remarque encore cette particulière commodité que c'est un mal auquel nous avons peu à deviner. Nous sommes dispensés du trouble auquel les autres maux nous jettent par l'incertitude de leurs causes et conditions et progrès, trouble infiniment pénible. Nous n'avons que faire des consultations et interprétations doctorales : les sens nous montrent que c'est, et où c'est.

    Par tels arguments, et forts et faibles, comme Cicero le mal de sa vieillesse, j'essaie d'endormir et amuser mon imagination, et graisser ses plaies. Si elles s'empirent demain, demain nous y pourvoirons d'autres échappatoires. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    Décidément Montaigne malade nous est, je trouve, d'un grand secours. Loin d'exagérer les choses pour se faire plaindre et consoler (et comment ne pas comprendre les malades qui le font ?), il s'emploie au contraire à circonscrire les limites de la gêne et du trouble que sa maladie lui impose.

    On le voit ici user activement des ressources de la psychosomatique, ayant compris que le climat de notre imagination des choses (c'est à dire la façon de se les représenter) rejaillit sur l'état du corps. « Qui craint de souffrir, il souffre déjà ce qu'il craint » dira-t-il un peu plus loin. 

    La crainte, ennemie mortelle du bien être (ou de l'être pas trop mal), en tant que flottement d'âme, dit Spinoza. Rappelons qu'il met dans le même sac l'espoir, qui nous assigne aussi à l'incertitude. 

    Grâce à ce mal auquel il a peu à deviner Montaigne se réjouit d'échapper aux deux. 

    Mais bon c'est plus facile à dire qu'à faire, hein ? Lui le fait, tout simplement, comme si ça allait de soi …

    En tous cas il l'écrit, et pour moi ça veut dire beaucoup.