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  • En dépit de toute médecine

    « L'expérience m'a encore appris ceci, que nous nous perdons d'impatience. Les maux ont leur vie et leurs bornes, leurs maladies et leur santé.(...)

    J'ai laissé envieillir et mourir en moi de mort naturelle des rhumes, défluxions goutteuses, relaxation, battement de cœur, micraines(1) et autres accidents, que j'ai perdu(2) quand je m'étais à demi formé à les nourrir.

    On les conjure mieux par courtoisie que par braverie. Il faut souffrir doucement les lois de notre condition. Nous sommes pour vieillir, pour affaiblir, pour être malades, en dépit de toute médecine. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Rhumatismes, relâchement (de ventre), tachycardie, migraines (mal de crâne).

    (2)Encore un exemple de la souplesse de l'époque pour les accords grammaticaux. 

     

    Probablement que de nos jours Montaigne (n'étant ni stupide ni maso) essaierait d'autres remèdes à ses maux que la patience et la résignation.

    Mais bien sûr la teneur stoïcienne de ces propos se comprend dans le contexte médical calamiteux de l'époque. Le bien nommé patient n'avait guère d'autre choix que supporter son mal comme il pouvait, trouver ses parades et accommodements personnels.

    Pour Montaigne, outre la double distance d'un regard clinique sur soi et de l'autodérision, ce fut de s'exhorter par ce type de discours. Il mit en œuvre ainsi une parade qui n'est pas sans rapport avec les méthodes prônées aujourd'hui par les TCC, thérapies cognitives et comportementales, qui précisément empruntent largement au stoïcisme.

    Ces thérapies sont nées sur la contestation de la psychanalyse (ou au moins la prise de distance avec elle). Nonobstant, on peut les analyser en termes psychanalytiques : elles font appel à l'autorité et au pouvoir de cadrage du Surmoi.

    Effet de mode (ou si l'on préfère d'adaptation). La libération du désir inconscient recherché par Freud répondait aux dégâts d'une société corsetée et hypocrite. Le guidage serré des TCC répond au désarroi du sujet post-moderne affronté aux difficultés d'assumer sa liberté. 

     

  • Moitié moitié

    « ''Parlez selon ce que vous avez affaire à votre auditeur''. Si c'est à dire : ''Suffise qu'il vous oye'', ou : ''Réglez-vous par lui'', je ne trouve pas que (c'est) raison.

    Le ton et mouvement de la voix a quelque expression et signification de mon sens ; c'est à moi à le conduire pour me représenter(1). Il y a voix pour instruire, voix pour flatter, ou pour tancer.

    Je veux que ma voix, non seulement arrive à lui, mais à l'aventure qu'elle le frappe et qu'elle le perce. Quand je mâtine(2) mon laquais d'un ton aigre et poignant(3), il ferait bon qu'il vînt à me dire : ''Mon maître parlez plus doux, je vous ouïs bien.''

    (…) La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l'écoute. Celui-ci doit se préparer à la recevoir selon le branle qu'elle prend.

    Comme entre ceux qui jouent à la paume, celui qui soutient se démarche et s'apprête selon qu'il voit remuer celui qui lui jette le coup et selon la forme du coup. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Me faire comprendre.

    (2)J'aboie après (comme aboie un mâtin, un gros chien).

    (3)Qui pique, déchire. Disons pour rester dans la métaphore : mordant.

     

    La scène avec le laquais : moliéresque, non ?

    Et d'ailleurs la métaphore du jeu de paume convient bien au travail du comédien. Se renvoyer la balle, se donner la réplique, pour que ce soit réussi, dans le ton juste, demande les mêmes qualités d'écoute, d'observation, d'adaptation à son partenaire.

    Montaigne dit avoir aimé jouer au théâtre dans son adolescence, et avoir de même aimé jouer à la paume. Ce passage laisse à penser qu'il ne devait pas être trop nul sur l'un et l'autre terrain, et en tous cas un partenaire stimulant.

     

  • Avec faim et allégresse

    « Et sain et malade, je me suis volontiers laissé aller aux appétits qui me pressaient. Je donne grande autorité à mes désirs et propensions. Je n'aime point à guérir le mal par le mal ; je hais les remèdes qui importunent plus que la maladie.

    D'être sujet à la colique et sujet à m'abstenir du plaisir de manger des huîtres, ce sont deux maux pour un. Le mal nous pince d'un côté, la règle de l'autre. Puisqu'on est au hasard de se méconter(1), hasardons-nous plutôt à la suite du plaisir.

    Le monde fait au rebours, et ne pense rien utile qui ne soit pénible. La facilité lui est suspecte. (…)

    Quoi que je reçoive désagréablement me nuit, et rien ne me nuit que je fasse avec faim et allégresse ; je n'ai jamais reçu nuisance d'action qui m'eût été bien plaisante. Et si(2) ai fait céder à mon plaisir, bien largement, toute conclusion médicinale. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Puisqu'on court le risque de se tromper.

    (2)Et par conséquent.

     

    Rien ne me nuit que je fasse avec faim et allégresse : la joie est puissance, dirait Spinoza.

    Hasardons-nous à la suite du plaisir : choix du placebo, au sens propre.

    Il est clair que Montaigne fanfaronne un peu ici (c'est de bonne guerre). Évidemment un tel comportement finira souvent par trouver sa limite devant la force inverse, la destructivité que met en œuvre la maladie.

    Si bien que lorsque la médication est possible, son efficacité prouvée, aussi désagréable soit-elle, le principe de réalité n'est pas une mauvaise option. Selon la constatation freudienne, c'est un bon moyen de faire durer le plaisir (en l'occurrence celui de vivre).

    Mais à l'époque de Montaigne, on peut le lui accorder, préférer le placebo disons que c'est toujours ça de pris, si l'on veut, encore un peu, vivre heureux en attendant la mort, pour le dire avec (l'immortel) Desproges.