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  • Donne (3/9)

    « Heureux les miséricordieux : il leur sera fait miséricorde. »

    (Mtt 5, 7)

    La miséricorde, comme la douceur, est un terme qui mérite d'être débisounoursé. Son étymologie dit le fait d'avoir un cœur sensible à la misère, aux malheureux. Un cœur de chair et non un cœur de pierre.

    Le miséricordieux, la miséricordieuse, est, ou se rend, perméable aux affects de souffrance d'autrui. Une perméabilité qui signe son aptitude à la fraternité humaine.

    On peut ajouter : ce n'est pas mal non plus d'être perméable aux affects de joie. Côté fraternité, la co-réjouissance vaut tout autant que la compassion, et peut être même est-elle encore plus éthique. Compatir, plaindre l'autre qui souffre, peut nous placer inconsciemment (ou pas) en position de supériorité : un petit soupçon de gain d'ego. Mais partager la joie d'autrui a quelque chose de vraiment gratuit. Enfin, il me semble.

     

    Chouraqui (traduction citée cf 1/9) dit « heureux les matriciels ». Il commente « matriciels : ceux qui se conduisent comme YHWH, donneur et gardien de la vie ».

    Matriciel c'est assez moche comme terme, mais ça présente l'avantage de féminiser cette béatitude. Non que les femmes aient le monopole du cœur.

    Mais donner et garder la vie, veiller sur la vie, prendre soin de la vie, c'est quand même plutôt la part disons féminine en chacun et chacune de nous, qui s'y prête le plus spontanément et avec le plus de persévérance.

    Sans compter qu'historiquement, ce sont davantage les femmes qui ont assumé cette fonction (ou y ont été assignées). En tous cas le soin de la vie est très largement passé par elles.*

     

    Remarquons surtout que la formulation de cette béatitude implique une réciprocité, un échange équitable dans notre commerce humain. Miséricorde pour miséricorde. Une réciprocité positive, mise en regard de la réciprocité strictement (durement, violemment) égalitaire du talion. Et forcément, la positivité excède la stricte égalité.

    « Vous avez appris qu'il a été dit ''œil pour œil dent pour dent''. Et moi je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire si quelqu'un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l'autre. À qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau. Si quelqu'un te force à faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. À qui te demande, donne ; à qui veut t'emprunter, ne tourne pas le dos. »

    (Mtt 5, 38-42)

    Un passage qui a suscité nombre d'interprétations. Pour ma part je suis sensible à celles qui y voient une sorte de pari, une prise de risque qui peut amorcer la pompe d'un courant vers la générosité, la clémence, la miséricorde.

    Quelque chose de l'ordre de la non violence gandhienne, exemplairement assumée par d'autres ensuite, tel Nelson Mandela.

    Un risque certes, et pas mince, un risque parfois mortel pour ceux qui le prennent. Mais aussi un bon calcul pour tout le monde.

    Car à voir ce que donne la spirale de vengeance indéfinie qu'implique le talion, gageons qu'on n'aurait pas trop à perdre à l'essayer, pour de bon, la miséricorde …

     

    *Bon oui, avec toutes les précautions qu'il convient pour manier ces questions. Mais quand même. Voir à ce propos le livre édifiant de Lucile Peytavin où elle démontre « Le coût de la virilité » (Anne Carrière 2021) imposé à la société par un comportement (prétendu viril) déficitaire en « matriciel ».

     

  • La terre en partage (2/9)

    « Heureux les doux : ils auront la terre en partage. » (Mtt 5, 4)

    Oui, je sais, lecteur attentif, lectrice précise, cette béatitude n'est pas la première du texte. Mais j'ai décidé d'en faire la lecture dans l'ordre où elles me « parlent », ici, maintenant.

    Ces mots me sont revenus l'autre nuit, en regardant par la fenêtre. Tout était calme, pas un piéton, pas une voiture, le ciel d'un bleu profond. À le contempler, j'éprouvais une sensation de consentement. Sensation de faire corps avec le moment, dans ce temps, dans ce lieu exactement. C'est ainsi que je traduirais ils auront la terre en partage : ils feront corps avec le monde.

    La joie provoquée par la sensation de faire corps avec le monde, de lui être relié, vient de ressentir le monde comme le lieu où tout est posé, à sa place. Ce qui provoque en retour le sentiment d'être, soi aussi, à sa place.

    Ainsi cette béatitude de douceur rejoint à mon sens la synergie de deux concepts spinozistes* : l'amor dei intellectualis et l'acquiescentia in se ipso. (que j'abrévie en ADI et AISI)

     

    L'ADI définit la modalité d'être quand on la considère sous sa face disons externe de raccordement au monde et aux vivants.

    « Amor dei intellectualis, l'amour intellectuel de l'esprit envers dieu** est l'amour-même de dieu dont dieu s'aime lui-même (…) De là suit que dieu, en tant qu'il s'aime lui-même, aime les hommes, et par conséquent, que l'amour de dieu envers les hommes et l'amour intellectuel de l'esprit envers dieu est une seule et même chose. » (Éthique part.5 prop.36 et coroll).

    « Par là s'éclaire pour nous comment et de quelle façon notre esprit suit de la nature divine selon l'essence et l'existence et dépend continuellement de dieu » (scolie prop.36 part.5)

     

    L'AISI est la modalité d'être en sa face intérieure, dit Spinoza.

     « La joie qu'accompagne l'idée d'une cause intérieure, je l'appellerai satisfaction de soi (acquiescentia in se ipso), et la tristesse qui lui est contraire, repentir (penitentia). » (part.3 scolie prop.30)

    C'est donc le fait d'adhérer tranquillement à soi, sans « repentir », ce désaccord de soi qui évoque le ressentiment nietzschéen. L'AISI est donc assez aisé à comprendre.

     

    Mais l'ADI c'est plus complexe. Voici comment je comprends : c'est un affect qui porte à la conscience du lien mutuel entre soi et dieu/nature/espace-temps* dans tout son déploiement.

    Adhésion rationnelle, affective, sensitive, à la fonction vie dans toutes les valeurs qu'elle prend. Non pas acquise une fois pour toutes, mais à renouveler dans le concret de chaque instant, occasion, relation, dans un perpétuel mouvement d'ajustement entre ce qu'il y a et ce que je suis.

    Ajustement ne signifie pas acceptation passive, et douceur n'est pas mollesse, veulerie, résignation. Elle consiste à ne pas se raidir contre les gens, les choses, les événements, à les recevoir en souplesse, bref à ne pas en être heurté inutilement. Pour autant on n'accepte pas tout et n'importe quoi.

    La douceur n'empêche pas de résister au besoin, quand des gens, des événements, perturbent la paix, la beauté du monde, et la possibilité du faire corps avec lui, en perturbent précisément la douceur.

    Être doux c'est vouloir avoir la terre en partage, la vouloir toute à tous. Et non rendue inhabitable par des hommes infréquentables.

     

    **Rappelons que pour Spinoza « dieu » c'est deus sive natura, dieu ou bien la nature.

    *Les lecteurs fidèles se souviendront peut être de mes différents parcours sur l'Ethique, le premier remontant à 2014 (ça ne nous rajeunit pas ...)

  • Béatitudes (1/9)

    Les Béatitudes : un must des évangiles. Quoique. En fait on ne les trouve, et assez différentes (cf ci-dessous), que dans ceux de Matthieu* (Mtt 5, 3-11) et de Luc (Lc 6, 20-23).

    Marc et Jean, eux, ont carrément zappé. Les exégètes bien renseignés doivent savoir pourquoi. J'imagine que c'est en rapport avec les différents destinataires des textes, les choix didactiques et théologiques des rédacteurs.**

    Ainsi les béatitudes sont assorties chez Luc d'un pendant de malédictions (Lc 6, 24-26).

    Même si Jésus les a prononcées (perso j'en doute mais ça n'engage que moi), Matthieu n'a pas jugé bon de les rapporter, Luc oui. On reconnaît là le compagnon de Paul de Tarse. Paul qui, n'étant pas un des apôtres, n'a pas eu un accès direct à l'enseignement et aux actes de Jésus de Nazareth, et a reformulé un Jésus à sa mode.

    De même que Platon dans ses dialogues fait parler Socrate selon ce qu'il a compris, mais aussi (surtout ?) selon ses objectifs propres, Paul a décidé que du message évangélique il fallait faire une nouvelle religion. Ce qui n'était pas le problème de Jésus de Nazareth.

    Question de rapport au pouvoir, sans doute. Pouvoir étayé souvent sur la radicalité du discours. D'où les malédictions chez Luc, qui ne formule pas non plus les béatitudes des doux, des miséricordieux, des faiseurs de paix et des cœurs purs.

     

    Le mot lui-même de béatitude a pâti de l'évolution sémantique, qui l'a affadi, a dilué sa charge disons spinoziste, le lien entre la joie et la force. Il faut pourtant garder ce lien en mémoire, de façon à éviter une lecture gnangnan qui risque de faire des pratiquants de ces conseils évangéliques de gentils losers.

    Dans une de ses traductions (Desclée de Brouwer 1989), André Chouraqui rend le mot beati*** par « en marche », en référence, dit-il, à l'hébreu ahsrei qui « évoque la rectitude de l'homme, en marche sur une route qui va droit vers IHVH ».

    Certes cela a l'avantage de donner un sens plus dynamique, mais est-ce de rectitude vraiment qu'il s'agit dans ce texte, autrement dit de loi ?

    On peut, il me semble, plutôt penser à la proposition finale d'Éthique (Partie 5 prop 42) où Spinoza ose affirmer « La béatitude n'est pas la récompense de la vertu, mais la vertu-même ».

     

    Les Béatitudes s'inscrivent dans un ensemble qui chez Matthieu correspond aux chapitres 5, 6, 7. Ils forment un digest de l'enseignement de Jésus dit « sermon sur la montagne ». Les Béatitudes inaugurent ce sermon, faisant figure de programme général, qui sera développé et précisé dans certains passages de la suite.

     

    *Je vais lire dans la traduction oecuménique de Biblio Cerf (2015)

    **Vaste et éternelle question de savoir ce que Jésus a vraiment dit et fait, parmi tout ce qui lui est prêté dans les récits évangéliques. Question du rapport entre les faits réels et leur reconstruction qui vaut d'ailleurs pour l'ensemble des textes bibliques. (Et les autres textes religieux) (et aussi pour beaucoup de textes historiques).

    ***Traduction latine de la Septante, à partir du texte grec. Le grec est-il ou pas la langue originale de l'évangile de Matthieu ? La question s'est posée aux exégètes. Il semblerait qu'il y ait eu combinaison d'une source en hébreu et/ou araméen (la langue parlée par Jésus de Nazareth) et d'une autre en grec.