Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Blog - Page 373

  • Le chagrin ou la colère

    « On sait que les pauvres sont chagrins de ce que tout leur manque, et que personne ne les soulage ; mais s'il est vrai que les riches soient colères, c'est de ce que la moindre chose puisse leur manquer, ou que quelqu'un veuille leur résister. »

    La Bruyère Les Caractères (Des biens de fortune 48)

    OK La Bruyère a travaillé à se mettre du côté du manche, et sans avoir l'air d'y toucher. Mais il lui sera beaucoup pardonné à cause de telles phrases. Résistant à ma pente de prof, je m'abstiens de vous infliger un commentaire par le menu.

    Mais le jeu sur parallèle/dissymétrie, l'opposition des modes verbaux : pas mal non ? Et puis perso je craque sur le côté très XVII° de l'emploi du nom en adjectif.

    Contrairement à ce qu'on croit depuis Le cuirassé Potemkine ou Les raisins éponymes, la colère c'est avant tout, essentiellement, un truc de riches.

    Il faut avoir une suffisante opinion de sa valeur pour trouver anormal et quasiment amoral que tout le monde ne la reconnaisse pas.

    « S'il est vrai que je sois colère ? Non colère n'est pas le mot. Je ne fais que formuler avec force ma juste revendication.»

    L'exigence est l'ADN du riche : bien vu, Labru.

    Nos riches d'aujourd'hui sont colères devant ce qu'ils nomment égalitarisme. Mot en isme = idéal pour débiner un truc. En l'occurrence débiner la valeur d'égalité, au fondement de l'humanisme.

    Comprenons-le, ce pauvre riche : l'égalité relativise nécessairement sa valeur et sa prétention. Or le riche raisonne en potentat totalitaire. Un totalitarisme qui exclut par définition accommodement et relativité.

    Ce que le riche prend, il le prend tout. Il veut le beurre et l'argent du beurre. La richesse et la considération, être un salaud et être respecté, etc.

    Un totalitarisme qui connaît pourtant peu de résistants.

    Car si beaucoup de pauvres en veulent aux riches, rares sont ceux qui contestent l'inégalité en soi. Dès lors qu'on est bénéficiaire d'une inégalité, même minime, on a tendance à ne plus voir la chose du même œil. C'est humain.

    Là-dessus fonctionne par exemple le clientélisme et son travail de sape de la démocratie. Principe indémodable de la servitude volontaire qui trouve sans cesse de nouveaux domaines, de nouvelles modalités.

    Pour trouver protection et quelqu'un qui vous soulage, on s'aliène à celui qui est à l'étage social du dessus, un peu plus puissant ou riche. Souscrivant par là au principe-même d'inégalité.

    (cf François Dubet La préférence pour l'inégalité Seuil 2014 : je vous conseille, c'est lisible pour un truc de sociologue, et ça fait réfléchir  )

    Mais au total la plus grande habileté des riches c'est quoi ? Nous faire croire (moyennant relais médiatiques et politiques) que nous partageons avec eux une même colère.

    Ils profitent ainsi de notre aliénation pour dériver notre colère à leur profit.

     

  • J'suis snob

    Le chapitre des Caractères portant sur les biens de fortune est révélateur de certains ressorts psychologiques de La Bruyère.

    L'ambiguïté encore sensible à l'époque du mot fortune (richesse/destin) peut laisser entendre qu'avoir du pognon est juste un cadeau du ciel, auquel son bénéficiaire n'est pour rien. Le XVII° français est très différent sur ce point de l'idéologie du self-made man à l'américaine.

    Du coup circulez rien à voir : Labru affiche un mépris de l'argent habituel chez les moralistes. Mais ici pas de n'importe quel argent : celui des parvenus.

    Si bien qu'on s'aperçoit que la prétendue distance avec le critère de la richesse n'est en réalité qu'un moyen détourné de prêcher l'immobilisme social.

    « Si certains morts revenaient au monde, et s'ils voyaient leurs grands noms portés, et leurs terres les mieux titrées (= celles qui rapportent le plus), avec leurs châteaux et leurs maisons antiques, possédées par des gens dont les pères étaient peut être leurs métayers, quelle opinion pourraient-ils avoir de notre siècle ? » (Des biens de fortune 23)

    Bref l'argent doit rester l'apanage des gens déjà dans la place : Labru est réactionnaire. Il n'y a pas que dans la querelle esthétique qu'il prend le parti des Anciens contre les Modernes.

    Conservatisme incongru, venant de qui un ancêtre acheta un bénéfice et la particule adjointe. Il est donc lui aussi un parvenu, un snob.

    (S.nob. = sine nobilitate = sans titre de noblesse, écrivait-on en marge du nom d'un élève admis pour sa seule richesse dans un collège de l'élite.)

    Il fit carrière dans l'administration. Ce qui voulait dire bénéficier d'une rente liée à une fonction, mais sans nécessairement faire le boulot. (Tel un ministre en son ministère).

    Ayant acheté la charge de Trésorier général au bureau des Finances de la généralité de Caen, il palpa le pognon tout en allant se faire courtisan du prince de Condé, parce que c'était quand même plus fun et plus chic.

    Bref le conservatisme social de Labru correspond à l'attitude bien connue de l'immigré déjà ancien qui prêche la fermeture des frontières à la nouvelle vague d'immigration.

    Ce qui ne l'empêche pas d'avoir du cœur. Ou peut être, dans des éclairs de lucidité quasi marxisants, de jouer à se faire peur ?

    «Ce garçon si frais, si fleuri, et d'une si belle santé est seigneur d'une abbaye et de dix autres bénéfices : tous ensemble lui rapportent six vingt mille livres de revenu, dont il n'est payé qu'en Louis d'or.

    Il y a ailleurs six vingt familles indigentes qui ne se chauffent point pendant l'hiver, qui n'ont point d'habits pour se couvrir, et qui souvent manquent de pain ; leur pauvreté est extrême et honteuse.

    Quel partage ! Et cela ne prouve-t-il pas clairement un avenir ? » (26)

     

     

     

  • Vapeurs vapeurs

     

    « Si l'on faisait une sérieuse attention à tout ce qui se dit de froid, de vain et de puéril dans les entretiens ordinaires, l'on aurait honte de parler et d'écouter, et l'on se condamnerait peut être à un silence perpétuel, qui serait une chose pire dans le commerce que les discours inutiles.

    Il faut donc s'accommoder à tous les esprits, permettre comme un mal nécessaire le récit des fausses nouvelles, les vagues réflexions sur le gouvernement présent ou sur l'intérêt des princes, le débit des beaux sentiments, et qui reviennent toujours les mêmes ; il faut laisser Aronce parler proverbe, et Mélinde parler de soi, de ses vapeurs, de ses migraines et de ses insomnies. »

    La Bruyère. Les Caractères (De la société et de la conversation 5)

    Je disais la dernière fois : quand Labru s'érige en arbitre du goût, il n'est pas convaincant, oscillant entre le déplaisant et le ridicule. Cependant il faut lui rendre justice : en tant que moraliste il tient globalement la route.

    Sa morale est parfois (c'est le cas ici) montaignienne. Ce n'est pas un hasard. Il a beaucoup lu Montaigne, et plein d'endroits dans Les Caractères « rencontrent » les Essais : réminiscences, allusions. Il y a même un pastiche explicite (De la société 30).

    Un pastiche osons le dire laborieux. On me dira quel pastiche de Montaigne pourrait éviter de paraître terne, au regard de l'original ? Montaigne, c'est la liberté, la souplesse, la créativité continue. Il s'autorise tout. La Bruyère se cantonne au cadre contraignant qu'il s'est donné. Du coup Labru c'est un peu Montaigne en corset. Ah les dégâts de la normativité classique.

    Mais il y a quand même ici une idée sympa. Une anti-misanthropie aussi nette que « non-dupe ». Les conversations courantes ont rarement la saveur d'un expresso (et les interlocuteurs pas tous le charme clooneysien - encore qu'il commence à vieillir comme nous tous, l'ami George. Faudra que je cherche un autre parangon de beaugossitude. Perso je suis sensible au charme du jeune Raphaël Personnaz. Bref).

    Les conversations courantes sont de l'allongé fadasse. Il faut pourtant s'en contenter les trois quarts du temps. Ces trois quarts sont-ils pour autant du temps perdu ? Non, dit Labru.

    Car tout vides, tout insignifiants qu'ils soient, ils permettent de rester branché sur le désir de l'échange avec l'autre (nommé ici le commerce). Parce que l'essentiel est là. Alors, au mal nécessaire comme au mal nécessaire.

    Cela dit chacun aura bien sûr sa conception des discours inutiles. Pour Mélinde parler de ses vapeurs n'est pas inutile (ni pour son interlocuteur psy branché sur l'hypocondrie et le narcissisme).

    N'empêche. Ces tombereaux d'inanités vomis quotidiennement sur le Net : leur utilité pour le commerce ? (Au sens XVII° j'entends, au sens googuélien pas besoin d'être analyste financier).

    Euh. Me voici plus moraliste scrogneugneu que La Bruyère. Un comble. Allez, j'admets que je mélindise vaporeusement plus souvent qu'à mon tour. Car à l'inanité je m'en voudrais d'ajouter la vanité.

    Sans me vanter.