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Blog - Page 399

  • Main

     

    « J'en viens maintenant à expliquer les choses qui durent nécessairement suivre de l'essence de Dieu, autrement dit de l'Étant éternel et infini.

    Pas toutes, évidemment, car il dut en suivre une infinité d'une infinité de manières, nous l'avons démontré à la prop 16 part 1,

    mais seulement celles qui peuvent nous conduire comme par la main à la connaissance de l'Esprit humain et à sa suprême béatitude. »

    Introduction à la partie 2 de l'Éthique.

    Dans un tel passage, tout Spinoza est là, ou du moins beaucoup de ses facettes. Un échantillon représentatif disons.

    « J'en viens maintenant à expliquer ». Une AISI qui frise la provocation.

    (AISI ? Faut suivre, hein : cf Humilité. Ça y est, vous l'avez ?)

    « Bon les mecs sans me vanter j'ai expliqué Dieu sa vie son œuvre : ça, c'est fait. Pour le reste I can pareil dans la foulée. Alors on s'y met, parce que c'est pas tout ça j'ai des lentilles sur le feu, moi. »

     

    « Nous l'avons démontré à la prop 16 part 1 ». Genre le prof qui veut pas perdre l'attention (qu'il sait si fluctuante) de sa classe, et multiplie les balises sur le parcours.

    Une incise comme un repentir après le évidemment un peu trop vite lâché.

    « Ouh là quand ils prennent ce regard vide, c'est qu'ils décrochent. Et en plus y en a pas un qui lèverait la main pour poser une question. C'est à se demander s'ils ont envie de comprendre. Bon. Allez. L'enseignement est l'art de la répétition.

    Et l'éthique un art martial ».

     

    « Nous conduire comme par la main ». Dieu me blinde : émouvant, non ? Sollicitude fraternelle, patermaternelle. Comme on tend la main à l'enfant qui commence à marcher.

    Dans l'Éthique on a affaire à la froide rigueur du raisonnement abstrait. Parfois en corollaire à une certaine humeur due à la lenteur de comprenette (supposée à juste titre) des lecteurs.

    Et puis, de temps en temps comme ici, affleure le cœur, le noyau lumineux et chaud au principe du texte. Dans toute sa générosité (cf ce mot) Spinoza convie ses co-humains à partager la béatitude qu'il a cherchée au prix de veilles et de deuils.

    Et pourtant, (et on dirait que le texte le découvre en le formulant, là est son charme pour moi) c'est la vie elle-même qui nous y mène comme par la main.

    Une béatitude, déplorons-le au passage, que stupidement rata Melle Vanden Ende, refusant à Baruch Spinoza sa main à elle.

     

    Cela dit, ça ne vous aura pas échappé, il reste un léger détail dans la citation ci-dessus. « Dieu autrement dit l'Étant éternel et infini. »

    Dieu me turlupine, dira le lecteur, je brûle de savoir 1) qui est « Dieu » au fond pour Spinoza, 2) comment cette pauvre Ariane va s'en dépêtrer.

    Eh bien réjouis-toi lecteur, la prochaine fois tu iras d'illuminations en eurêkismes, quand notre abécédaire abordera le N comme … comme ?

    (Trop fort le suspense !)

     

  • Lunettes

    « Tout savant qui ne s'est pas soucié d'apprendre quelque profession, devient à la fin un homme dissipé et déréglé dans ses mœurs » Colerus approuve cette idée du Talmud et poursuit :

    « Spinoza savant dans la loi et dans les coutumes des Anciens n'ignorait pas ces maximes (…) il en fit son profit (…) Il apprit donc à faire des verres pour des lunettes d'approche et pour d'autres usages, & il y réussit si parfaitement qu'on s'adressait à lui de tous côtés pour lui en acheter. »

    Il y réussit si parfaitement : Dieu me focalise, c'est fascinant des gens aussi parfaits. C'est vrai déjà le mec est au top ten des plus grands penseurs de tous les temps.

    En outre il est décidément inattaquable côté rigueur morale (oui je sais les araignées, mais ne cherchons pas la petite bête), assumant de payer le prix de sa liberté tout ça. Et voilà qu'en plus il a la cote en artisanat optique.

    C'est fou ! dirait Afflelou. Waouh ! dirait Johnny dans une Optic nettement plus 2000. De quoi faire criser Krys. Pardon c'est un peu lourd mais il en faut 3 vous savez c'est la règle au CSA. (= Commentaire Spinoziste Agréé).

    Et attendez c'est pas fini.

    « Après s'être perfectionné dans cet art, il s'attacha au dessin, qu'il apprit de lui-même (…) il n'est pas nécessaire de faire mention des personnes distinguées » qu'il croqua dans son carnet.

    (Pour les distingués dont on causé dans Iris, à sa place je me serais pas gênée pour y aller dans la caricature).

    Il est vrai que tout cela reste dans le même domaine et correspond à son profil intellectuel. Voir clair, savoir observer, être attentif, précis. Mais quand même : être aussi à l'aise dans le concret et dans l'abstrait, respect.

    J'ai tendance, toutes choses égales par ailleurs, à penser comme Montaigne sur ce point cf 23-7-2015. Encore ramer pour naviguer dans ce blog : je vous ménage pas, hein ? Mais faut voir que tout ce qui est remarquable est difficile autant que rare (derniers mots de l'Éthique TCEPA bis).

    Bref, en polissant le verre, Spinoza pouvait parer l'âme sereine aux aléas de la rugueuse réalité (dit Rimbaud dont les vers n'étaient pas toujours polis).

    De plus, il se rendait ainsi vraiment utile dans la vraie vie. Ce qui n'est pas donné à tous les philosophes.

    À propos de vraie vie, entre ses aptitudes pratiques et son sens géométrique, moi je dis cet homme était sûrement capable de vous tirer vite fait d'embarras en cas de bug d'ordi, de panne de chauffage, de fuite d'eau. De bricoler toutes sortes d'objets qui vous facilitent le quotidien.

    De démonter le moteur de la bagnole en vous expliquant comme quoi une substance absolument infinie est indivisible (Éthique P1 prop 13), de vous recoudre un ourlet en précisant à toutes fins utiles que l'Esprit humain n'enveloppe pas la connaissance adéquate des parties composant le Corps humain (P2 prop 24).

    En fait cet homme était le gendre idéal ou je ne m'y connais pas. Décidément le jour où Melle Vanden Ende a choisi l'autre, là, le freluquet avec son colier à deux cents pistoles (cf Bible), elle a fait preuve d'une regrettable myopie.

     

     

  • Libération

     

    Changeons de métaphore : après le sport de combat, le travail artisanal (de toutes façons ça manquait de dojos en Hollande à l'époque).

    De la même façon qu'il avait ses instruments pour façonner les verres de lentilles, Spinoza avait sa boîte à outils éthiques.

    La partie 5 du livre « De la Puissance de l'Intellect, autrement dit de la Liberté Humaine » est ainsi assez semblable à une notice de montage d'un célèbre autant que suédois fabricant de meubles en kit. En plus clair (ce qui n'est pas difficile je vous l'accorde).

    Après avoir décrit les éléments du système, les fonctions, envisagé pas mal de cas de figure, Spinoza aborde dans la Partie 5 le moment crucial du test en conditions réelles.

    Vous savez le genre de test que les constructeurs de bagnoles passent leur temps à trafiquer.

    Comme l'indique le titre de cette P5, le test consiste à éprouver le pouvoir libérateur de « l'intellect ». Le mot a un sens actif. L'intellect pour Spinoza ce n'est pas un attribut, c'est une opération.

    Ce n'est pas de l'ordre de l'organe, mais de la fonction. L'organe, l'instrument propre à cette fonction est l'Esprit, étudié en long en large et en travers dans la Partie 2.

    Quant à la liberté, on l'a déjà dit, elle ne suppose pas de rejeter le déterminisme : c'est impossible (cf Conatus et Désir). L'homme n'est pas un empire dans l'empire.

    Spinoza montre comment on cherche pourtant à éviter cette réalité. On la dénie, on se raconte des histoires.

    « Les hommes se croient libres pour la seule raison qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par quoi elles sont déterminées, et (ignorent) en outre que les décrets de l'Esprit ne sont rien d'autre que les appétits eux-mêmes et pour cette raison varient en fonction de l'état du Corps. » (Éthique Partie 3 scol prop 2)

    Plus réalistico-matérialiste que ça tu meurs.

    Spinoza invalide sereinement autant que radicalement les spéculations inutiles qu'implique l'allégorie platonicienne de la caverne. Ce qu'on voit sur la paroi on le voit, c'est tout.

    Quand bien même ce serait une ombre, c'est cela qui affecte notre regard. C'est donc la chose à même de nous mouvoir, de nous faire agir, parce qu'elle est à même de nous émouvoir.

    Alors plutôt qu'à l'essence supposée de la chose, c'est à la réalité de ses effets qu'il faut s'intéresser. La liberté est donc réalisme ou n'est pas.

    Comme dit Deleuze, Spinoza construit une philosophie pratique. Il s'agit de travailler à comprendre la réalité, pour la prendre telle qu'elle est, en prendre acte pour libérer son agir.

    Telle qu'elle est : non pour s'y adapter et s'y soumettre, mais pour l'adopter, ce qui est bien différent.

    « L'adaptation est un rapport entre deux termes qui préexistent à leur mise en rapport, tandis que l'adoption est une relation créatrice des termes qu'elle relie. Par ex le père et son enfant ne préexistent pas, en tant que tels, à la relation d'adoption. »

    Je reprends ici la terminologie éclairante de V Petit et B Stiegler dans leur Lexique d'ars industrialis (Flammarion Bibliothèque des savoirs. 2013)

    L'adaptation à la réalité est conformisme, son adoption est potentialité créatrice.