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Blog - Page 43

  • 48 nuances d'affects (13) Estime et mépris

    « XXI. L'Estime (existimatio) est de faire de quelqu'un, par Amour, plus de cas qu'il n'est juste.

    XXII. Le Mépris (despectus) est de faire de quelqu'un, par Haine, moins de cas qu'il n'est juste. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Ce qu'il nomme estime correspond en fait à ce que nous dirions surestimation. Le mépris correspondant alors à dévaluation, dévalorisation. La racine latine (de spectare) indique l'idée que ça ne mérite pas un regard.

    Notons que l'estime spinoziste telle que définie ici évoque la cristallisation stendhalienne. Stendhal désigne de ce terme le moment du début de l'amour où l'on revêt la personne aimée de toutes les qualités, comme se déposent sur une roche des cristaux dont les mille facettes renvoient la lumière, la rendant proprement éblouissante.

    Avec ces deux affects donc, d'un côté on s'adonne à la joie d'admirer, de l'autre on détourne les yeux.

    Compte tenu de la réversibilité possible entre amour et haine (cf 7) il peut arriver que l'on éprouve successivement les deux. Celle, celui qu'on ne se lassait pas de contempler en restant quasiment bouche bée (de « bader » comme on dit ici en Provence) du temps de la cristallisation, on finit par ne plus poser sur lui, sur elle, qu'un regard absent.

    L'idéal, bien sûr, est que le curseur oscillant entre sur- et mes- estime se stabilise au point d'équilibre, que les désillusions réciproques, les décristallisations symétriques, ouvrent la voie à une authenticité partagée.

    Et en fait, peut être suis-je optimiste, mais je trouve que ce n'est pas si rare.

     

  • 48 nuances d'affects (12) Pro-curation

    « XIX. La Faveur (favor) est l'Amour envers quelqu'un qui a fait du bien à autrui.

    XX. L'Indignation (indignatio) est la Haine envers quelqu'un qui a fait du mal à autrui. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Nous n'aurions peut être pas employé ces mots-là pour ces choses-là, non, lecteurs ? Spinoza, qui est du genre à anticiper, s'en est douté, et précise dans l'explication (je l'ai déjà citée en partie cf 5) : 

    « Ces noms, je le sais, ont un autre sens dans l'usage courant. Mais mon dessein n'est pas d'expliquer le sens des mots mais la nature des choses, et de désigner celles-ci par des vocables dont le sens usuel ne soit pas complètement incompatible avec le sens que je veux leur donner dans mon usage, que cela soit dit une fois pour toutes. »

    Au ton un tantinet agacé de ce passage, on devine que l'ami Spinoza, ben fallait pas trop le chercher, du moins quand il s'agissait de sa philosophie. Parce que pour le reste il paraît qu'il était plutôt cool et sympa. En tous cas la fin me donne toujours envie de répondre « Chef ! Oui chef ! »

    Cela étant, c'est vrai que son emploi de ces mots n'est pas complètement incompatible avec le nôtre. On a tendance aujourd'hui à spécialiser faveur au sens de préférence, exemple : parmi les moyens de transport, le train a ma faveur. Mais le sens premier en latin c'est une approbation plutôt enthousiaste, genre : alors là, je dis bravo !

    La faveur pour Spinoza consiste donc, en somme, à décerner un bon point en éthique.

    À l'inverse l'indignation consiste à infliger un blâme éthique.

    Par exemple : le train a ma faveur, et c'est pourquoi je m'indigne de la suppression des petites lignes.

     

    Remarquons la chose importante : ces affects sont non-égoïstes, altruistes. On ne les éprouve pas pour son compte personnel, mais en épousant les intérêts de l'autre. (Bon pour le train, les petites lignes ça m'arrangerait aussi).

    Des affects par pro-curation en quelque sorte.

    Cet altruisme, ce souci de l'autre, motivèrent par exemple l'exhortation naguère lancée par Stéphane Hessel dans son petit manifeste Indignez-vous.

    À ne surtout pas confondre, donc, avec les indignations égocentrées réservant un label d'exclusivité à telle souffrance, excluant toute commiseratio (cf 11) avec celle des autres.

     

     

  • 48 nuances d'affects (11) Imitation

    Les définitions XIV, XV, XVI et XVII reprennent ce qui est dans le scolie vu la dernière fois, je passe donc directement à la définition suivante.

    « XVIII. La Pitié (commiseratio) est une Tristesse qu'accompagne l'idée d'un mal arrivé à un autre que nous imaginons semblable à nous. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

    La co-misération est logiquement définie comme tristesse, c'est à dire affaiblissement, passivité, dans la mesure où elle rend trop perméable au mal subi par l'autre. Une perméabilité qui a tendance à sidérer, à inhiber l'action. (C'est d'ailleurs à cause de cet aspect affaiblissant que Nietzsche portera le soupçon sur la pitié).

    Mais le plus intéressant ici est que l'on aborde avec cette définition une nouvelle série d'affects, ayant pour caractéristique d'ajouter aux deux paramètres précédents (curseurs joie/tristesse, doute/certitude) un troisième, tout aussi déterminant, que je nommerai « proximité psychologique avec autrui ».

    Pour le préciser, Spinoza renvoie à une définition précédente de cette partie 3 (proposition 27)

    « De ce que nous imaginons une chose semblable à nous et que nous n'avons poursuivie d'aucun affect, affectée d'un certain affect, nous sommes par là même affectés d'un affect semblable. »

    Cette proposition, une des plus décisives de l'Éthique, décrit ce que Spinoza nomme dans le scolie qui la suit imitation des affects. Elle donne une clé pour décoder des mécanismes à première vue obscurs et immotivés.

     

    De cette clé se saisiront nombre de penseurs par la suite, si grandes sont sa pertinence et sa fécondité pour les sciences humaines.

    Au plan philosophique, particulièrement dans l'existentialisme (cf L'imaginaire de Sartre).

    Au plan psychologique et psychanalytique, elle est un des appuis de la pensée freudienne, en particulier sur l'hystérie. Lacan l'utilise pour son concept d'objet cause du désir, ou objet a (a = initiale de autre).

    Et dans Le séminaire sur ''La lettre volée'' (nouvelle de Poe) qui inaugure ses Écrits, il note le passage où le détective Dupin explique son truc pour résoudre les cas énigmatiques. « J'ai connu un enfant de huit ans, dont l'infaillibilité au jeu de pair ou impair faisait l'admiration universelle ». L'enfant lui explique

    « Quand je veux savoir jusqu'à quel point quelqu'un est circonspect ou stupide, jusqu'à quel point il est bon ou méchant, et quelles sont actuellement ses pensées, je compose mon visage d'après le sien, aussi exactement que possible, et j'attends alors pour savoir quelles pensées ou quels sentiments naîtront dans mon esprit ou dans mon cœur, comme pour s'appareiller et correspondre avec ma physionomie. »

    (Edgar Allan Poe La lettre volée. Histoires extraordinaires)

     

    Au plan sociologique et politique, l'imitation des affects éclaire beaucoup d'éléments de la dynamique des groupes (voir par exemple la notion de rivalité mimétique formulée par René Girard).

    Et inutile de dire combien on peut en constater la validité dans les mécanismes psycho-sociaux caractérisant les résasociaux : influenceurs, communautés exclusives les unes des autres, création de meutes de harceleurs etc.