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Blog - Page 488

  • B.attitude (10) Parlons peu parlons bien

     

     

    Résumé.

    Dans leur partie de billard autodéterminée, nos héros commencent à avoir les boules. Oui c'est comme ça les blagues à deux balles ça me fait rire, c'est au moins ça de pris. Qui sait même si ce n'est pas le plus important ? Car le rire, tout comme la plaisanterie, est pure Joie (…) Car en quoi est-il plus convenable d'éteindre la faim et la soif que de chasser la mélancolie ?

    (Part 4 prop 45 sc du coroll 2).

     

    Cela dit normal qu'on flippe. Il y a en effet de quoi se demander à ce stade du parcours : la liberté n'est-elle pas qu'un mot chez Spinoza ? Et qu'on l'écrive sur le tapis du billard, la trajectoire de la boule, ou sur mes cahiers d'écolier, cela ne change rien à rien. A l'arrivée elle se résume à « c'est à prendre ou à prendre », non ?

    Y a de ça. En fait, il faut une fois de plus revenir à la proposition effrontément lapidaire : Par réalité et perfection j'entends la même chose. (Part 2,déf 6)

    Une proposition qui rend logiquement impossible le refus de la réalité. Per-fection = achèvement. La perfection, c'est ce qui ne laisse pas de dehors. Si réalité et perfection sont identiques, il n'y a donc pas de dehors non plus à la réalité, d'où on puisse la refuser. Lacan dit à sa façon le Réel c'est l'impossible, ce qui n'est pas susceptible de l'alternative prendre ou laisser. C'est ainsi : le monde, toutes les « choses » sont à prendre ou à prendre.

     

    Oui mais l'éthique dans tout ça ? Prendre le monde, soit. Mais comment le prendre « bien » ?

    D'abord en s'entendant sur les mots.

    En ce qui concerne le bien et le mal (…) ils ne sont rien d'autre que des manières de penser ou notions que nous formons du fait que nous comparons les choses entre elles. Car une seule et même chose peut être en même temps bonne et mauvaise, et également indifférente. Par ex. la musique est bonne pour le mélancolique, mauvaise pour l'affligé (lugenti) ; et pour le sourd, ni bonne ni mauvaise. Quoiqu'il en aille ainsi, il nous faut pourtant conserver ces vocables (…) étant donné que nous désirons former une idée de l'homme à titre de modèle de la nature que nous ayons en vue(...) Et donc par bien j'entendrai dans la suite ce que nous savons avec certitude être un moyen de nous rapprocher de plus en plus du modèle de la nature humaine que nous nous proposons. Et par mal, ce que nous savons avec certitude nous empêcher de reproduire ce modèle. (Préface partie 4)

     

    Ce passage premièrement présente un exemple bien rigolo que j'ai laissé pour le plaisir. Accessoirement il apporte une précision capitale pour ne pas se gourer d'éthique. Le bien ou le mal ne sont pas des notions absolues, mais doublement relatives. Relatives à la situation/perception du sujet ; relatives à la définition qu'il peut s'en donner, le modèle qu'il se propose. Doublement ancrées dans le concret vécu : par sa perception, par sa conception. L'accès à l'éthique combine donc justesse de perception et justesse de conception.

    En outre, léger détail : même une fois acquises ces justes perception et conception du bien, il reste encore, surtout, à le faire. L'expérience prouve que la vraie connaissance du bien et du mal, tout en excitant des émotions de l'âme, le cède souvent à tout genre de caprice ; d'où est né le mot du poète : 'je vois le meilleur et l'approuve, je fais le pire'. (scol prop 17 Part 4)

     

    Pas de panique, c'est ici que Spinoza sort ses deux atouts maîtres : la connaissance adéquate et le conatus.

    La connaissance adéquate fera percevoir et concevoir ce qui fait vraiment du bien. Et le pouvoir-faire se libérera dans la logique du conatus. Le génie, l'apport absolument unique de Spinoza, c'est de montrer que les deux ne sont pas de deux ordres différents, ni même subordonnés logiquement ou temporellement l'un à l'autre, mais au contraire les deux faces simultanées d'une même réalité.

     

    Car en ce qui concerne le pouvoir-faire, l'élimination du libre arbitre implique d'entrée l'inefficacité de la notion de volonté, style « quand on veut on peut, sois un homme mon fils tout ça tout ça ».

    D'où au passage d'après Spinoza l'erreur de pas mal de philosophes, et même du grand Descartes, qui est d'avoir conçu l'homme dans la nature comme un empire dans un empire (Préface Part 3, voir aussi préface Part 5) faute d'avoir saisi la radicalité du déterminisme impliquant la relativité généralisée. Et ainsi d'avoir cru possible la maîtrise des affects par la volonté au sens moral habituel.

     

    C'est le moment de noter que par volonté j'entends la faculté d'affirmer et de nier, et non le désir. (Part 2 scolie prop 48)

    C'est pourquoi La volonté et l'intellect sont une même chose. (Cor prop 49 part 2) Pas vouloir ceci ou cela, mais dire oui c'est vrai ou non c'est faux.

     

    La partie éthique ne se gagnera donc pas dans une stratégie de puissance de « l'esprit » sur le « corps », qui ressortit à l'illusion méta-physique. On n'a de chances de la gagner que si on la joue sur le seul terrain réel et non imaginaire, celui du billard substantiel autodéterminé. Il faut donc considérer les interactions des boules de billard.

    Je traiterai donc de la nature des affects et de leurs forces, et de la puissance de l'esprit sur eux, suivant la même méthode que j'ai utilisée dans ce qui précède à propos de Dieu et de l'esprit, et je considérerai les actions et appétits humains comme s'il était question de lignes de plans et de corps.

    (Préface Partie 3)

     

    A suivre

  • B.attitude (9) A mort l'arbitre

     

     

    Résumé de la situation. Notre héros a dégagé la route vers la béatitude en dynamitant le bastion métaphysique (Tudieu la métaphore !) Les explorateurs de l'Ethique sont-ils pour autant au bout de leurs peines et par voie de conséquence cette série au bout de ses épisodes ? Je crains que non. Ils ont certes apprivoisé le monstre conceptuel Deusivenatura, mais tel Ulysse ballotté de Charybde en Scylla, ils voient à présent se dresser devant leur entendement un autre obstacle, non moins déroutant.

    Est dite libre, la chose qui existe par la seule nécessité de sa nature et se détermine par soi seule à agir. (Part1déf.7)

     

    Une définition carrément gonflée, n'hésitant pas à associer le mot liberté avec nécessité, détermine. Encore un monstre conceptuel que ce carpin, hybridation de la carpe déterminée et du libre lapin ? Pas si monstrueux pourtant en logique substantielle (toujours elle). Nécessité ou déterminisme sont intrinsèques à la nature des choses. Par conséquent rien d'elle, aucun de ses attributs, ne peut se concevoir en dehors d'eux. Il ne faut donc pas chercher de liberté abstraite ni métaphysique, mais changer nos paradigmes pour la voir dans sa réalité substantielle, comme propriété émergente de la détermination-même.

    Je ne doute pas qu'il s'en trouve beaucoup pour rejeter cette proposition comme absurde pour la seule raison qu'ils ont l'habitude d'attribuer à Dieu (sive natura, rappelons-le) une autre liberté, bien différente de celle que nous avons dite ; à savoir une volonté absolue.(Part 1, prop33, sc2).

    Cette proposition récuse une conception de la liberté comme déliaison du système. (Absoluta = dénouée, ayant défait un lien). Tout ça est une histoire au dénouement impossible, du moins sans deus ex machina. Et ici le deus est in machina.

     

    Une machine qui joue une sorte billard aussi universel qu'automatique. Un corps en mouvement ou au repos a nécessairement été déterminé au mouvement ou au repos par un autre corps, qui lui aussi a été déterminé au mouvement ou au repos par un autre, et celui-ci à son tour par un autre, et ainsi à l'infini. (Partie 2, lemme 3 après la prop13)

     

    Chaque boule parcourt une trajectoire dépendante de multiples facteurs, d'interactions infinies de causes et d'effets. Dans la mesure où elle participe de la substance deussivenatura, il lui est impossible de refuser la règle du jeu, les lois de la biophysique, la condition naturelle. Laquelle inclut la condition humaine. Et toute autre condition d'ailleurs. L'Ethique est écrite du point de vue d'un roseau pensant, mais si un roseau non pensant savait écrire, il ne pourrait que dire la même chose. Et aussi l'électron, la lumière, l'abeille, le chien.

     

     

    Telle est la conséquence d'une logique radicalement matérialiste impliquée elle-même par le concept de substance unique : premièrement l'homme n'est qu'une res parmi les res du réel. Nécessairement non séparé du reste de la matière/réalité et des lois de son fonctionnement. Et deuxièmement jusques et y compris dans sa pensée de roseau pensant.

    Dans l'esprit nulle volonté n'est absolue, autrement dit libre ; mais l'esprit est déterminé à vouloir ceci ou cela par une cause, qui est elle aussi déterminée par une autre, et celle-ci à son tour par une autre, et ainsi à l'infini.

    (Prop 48 Part 2)

     

    Car la substance pensante et la substance étendue sont une seule et même substance, que l'on embrasse tantôt sous l'un, tantôt sous l'autre attribut (…) et ainsi que nous concevions la nature sous l'attribut de l'étendue ou sous l'attribut de la pensée ou sous n'importe quel autre (là je dois dire ???), nous trouverons un seul et même ordre, autrement dit un seul et même enchaînement des causes. (scolie du coroll prop 7 part 2)

    Bon Spin lui-même reconnaît que tout ça risque de nécessiter une petite aspirine. A partir d'ici je ne doute pas que les Lecteurs seront dans l'embarras et que bien des choses leur viendront à l'esprit qui les arrêteront, et c'est pourquoi je leur demande d'avancer avec moi à pas lents, et de ne pas porter de jugement avant d'avoir tout lu. (scol coroll prop 11 part 2).

     

    Contentons-nous d'en retenir pragmatiquement la chose qui compte pour l'éthique (puisque c'est le but du jeu), pour la compréhension/gestion des affects.

    Les hommes se croient libres pour la seule raison qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par quoi elles sont déterminées, et surtout, que les décrets de l'Esprit ne sont rien d'autre que les appétits eux-mêmes, et pour cette raison varient en fonction de l'état du Corps.

    (Partie 3 sc de la prop2)

    Pour accéder à une éthique, il faut donc d'abord admettre ceci :

    Exit le ci-devant Libre Arbitre, seigneur autoproclamé de Toutes les Morales.

     

    Peut être que si tout cela nous met dans l'embarras, c'est qu'il y a de quoi ressentir une sale blessure narcissique, celle-là même que Freud évoque, dans une page célèbre de l'Introduction à la psychanalyse, rappelant les deux graves démentis infligés à l'égoïsme naïf de l'humanité, d'abord par le système copernicien délogeant la terre du centre de l'Univers, puis par Darwin montrant à l'homme l'indestructibilité de sa nature animale. Démentis auxquels il ajoute triomphalement son propre travail qui se propose de montrer au moi qu'il n'est pas seulement maître dans sa propre maison.

    (Car pour lui Freud côté narcissisme, ça va merci).

     

    A suivre

  • B.attitude (8) Version arc-en-ciel

     

    Spinoza fut accusé d'athéisme par certains en son temps, s'en défendit, ce qui en déçut d'autres en son temps et après. Alors athée or not athée, est-ce la question ? Une chose est sûre, il est a-religieux. Les religions, avec leurs rites, leur puérile représentation anthropomorphique des dieux, il les nomme sans états d'âme superstitions. Elles sont pour lui filles de l'illusion finaliste, qui cherche stupidement (ou perversement) un au-delà à la réalité substantielle, un alibi à la réalité/vérité. La seule chose qu'il en sauve est, précisément, l'éthique concrète, on le verra à propos de la question des affects.

    (Cela fait penser à la superstructure de la philosophie marxiste, qui se met en place pour dénier le fonctionnement réel de l'infrastructure, et au Freud de l'Avenir d'une illusion bien sûr).

     

    Est-il pour autant déiste ? Son déterminisme pourrait le rapprocher de la formulation horlogère de Voltaire.

    Sa vision intégrative et « énergétique » évoque les versions orientales de la question, bouddhiste, hindouiste.

    Son Deus sive Natura a fait parler de panthéisme. Mais le panthéisme n'est jamais qu'un finalisme comme les autres. En outre ici la nature dont il s'agit, même si elle les inclut, n'est pas à identifier aux choses de la nature, les fleurs les petits oiseaux les étoiles ou les graminées, ni même les cellules les atomes et les quarks. Le terme désigne aussi bien le fonctionnement lui-même, les lois naturelles, les lois physiques de la matière.

    Il convient par ailleurs de ne pas oublier que Spinoza a été formé par un rabbin à la lecture approfondie de la Bible et du Talmud, et qu'il a consacré le Traité théologico-politique à expliquer comment il comprenait cette tradition et où il la situait dans son système.

     

    Mais le mieux est encore, pour citer à nouveau B. Pautrat, de ne pas le réinscrire de force dans des traditions auxquelles il échappe singulièrement.

    Pour ma part en effet je ne vois pas comment l'assigner à l'alternative binaire athée/non athée dont précisément, comme d'autres alternatives binaires (en particulier liberté/déterminisme), il fait apparaître l'insignifiance. C'est peut être que je suis plus à l'aise avec les juxtapositions paradoxales qu'avec la logique exclusive du principe de contradiction, mais j'y peux rien c'est mon conatus. Et puis tout simplement pour être athée ou croyant il faut être métaphysicien. Or il ne l'est pas.

     

    En tous cas il me semble que dans la version horlogère, le Dieu de Spinoza ne serait pas l'horloger avec ses plans et ses intentions d'horlogerie. Il serait dans l'horloge, les aiguilles, le cadran, le temps et ses équations de mesure, le mouvement du balancier, le ding dong, sans oublier la personne qui passe par là, qui entend, voit et se dit : tiens il est midi c'est pour ça que j'ai faim etc.

    Par ailleurs il a trop de passion et de sens politique pour être réductible à des envies de nirvana. Sans compter que dans son système uni-substantiel les transmigrations d'âme ou réincarnations sont littéralement inconcevables.

    Quant aux leçons du rabbin, elles sont l'occasion de se souvenir que Spinoza fut l'initiateur de la critique biblique historique et philologique moderne. C'est entre autres son propos dans le Traité théologico-politique. Toujours le même mouvement d'arrimage à l'immanence. Pour ma part (toutes choses égales par ailleurs !) je lis aussi l'immanence dans les textes bibliques. Il me semble même que c'est leur objet. C'est une autre histoire, mais j'en profite tout de même pour vous citer ce subtil paradoxe dû à la plume du non moins subtil Paul Auster (dans Brooklyn folies) :

    Tous les Juifs sont athées, sauf ceux qui ne le sont pas.

     

    A côté de cette question abstraite, il y a ce qu'on ressent en lisant l'Ethique. Sa séduction si particulière tient pour moi à ce paradoxe : la sobriété austère du raisonnement laisse percer continûment un je ne sais quoi de radieux, d'incandescent, d'énergisant. Un livre radioactif, en quelque sorte, mais sans le casse-tête des déchets, le risque de catastrophe, la confiscation des choix démocratiques … Que du bonheur.

     

    Spinoza est ainsi un homme des Lumières inclassable, dérangeant peut être. Pour lui comme le fait remarquer Deleuze (voir la note où il est cité) pas de contradiction entre le soleil de la raison qui fait la lucidité, et ce qu'on pourrait nommer illumination intime, physique et psychique à la fois.

    Certes illumination je reconnais ça peut craindre, tant c'est un mot producteur d'obscurantisme.

    Ce côté illuminé rend par exemple l'Ethique passible d'élucubrations new age floues et fourre-tout, j'ai vu ça dans des bouquins. Mettons que ça ne cause pas grand dommage, mais quelle injustice pour la fée Mathématique !

    Sans compter le risque de négligence des enjeux sociaux du livre, comme sa lucidité aiguë quoique distanciée dans l'analyse des conflits psychologiques et politiques, digne inspiratrice, encore, de Freud et de Marx.

     

    Cette alliance étonnante entre lucidité et illumination tient sans doute à un double fonctionnement intellectuel chez Spinoza.

    Il est porté sur l'analytique, obsessionellement presque. Par exemple dans l'époustouflante combinatoire des paramètres déterminant les affects dans la partie 3. Mais en même temps il fonctionne selon une « vision » synthétique et multidimensionnelle. A la fois les nuances de couleur dépliées en extension dans l'arc-en ciel, et la lumière blanche, lumière intensive qu'on ne voit pas mais qui fait voir.

    Deux qualités rarement réunies à un tel degré, sauf génie naturellement. En fait Spinoza philosophe comme Bach cantate ou Einstein équationne, avec le même logiciel harmonique.

    Un rationaliste-mystique ? Les mots sont piégés. Il en faudrait peut être un inédit. Pour moi il est un homme des Lumières version arc-en ciel.

    A suivre.