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Le blog d'Ariane Beth - Page 133

  • Plaisants causeurs

    « Je rêvassais présentement, comme je fais souvent, sur ce, combien l'humaine raison est un instrument libre et vague. Je vois ordinairement que les hommes, aux faits qu'on leur propose, s'amusent plus volontiers à en chercher la raison qu'à en chercher la vérité ; ils laissent là les choses, et s'amusent à traiter les causes. Plaisants causeurs.(...)

    Ils passent par dessus(1) les effets, mais ils en examinent curieusement(2) les conséquences. Ils commencent ordinairement ainsi : « Comment est-ce que cela se fait ? » - Mais se fait-il ? faudrait-il dire.

    Notre discours est capable d'étoffer(3) cent autres mondes et d'en trouver les principes et la contexture. Il ne lui faut ni matière, ni base ; laissez-le courre : il bâtit aussi bien sur le vide que sur le plein, et de l'inanité que de matière. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 11 Des boiteux)

     

    (1)Ils laissent de côté.

    (2)Soigneusement (du latin cura = soin, application).

    (3)De fabriquer de toutes pièces.

     

    Effets/conséquences reprend l'opposition choses/causes. D'un côté la réalité telle qu'elle se présente, de l'autre l'abstraction qui cherche à la théoriser, à la modéliser, en passant par dessus les faits, alors qu'il faudrait, en bonne méthode, commencer par les observer.

    Une opposition qui implique en corollaire l'opposition entre l'action pragmatique, qui s'ajuste à chaque réalité et à ses évolutions, et l'idéologie qui cherche à dérouler un plan prédéterminé selon une théorie. Avec des effets disons discutables.

    Et puis je me demande s'il ne serait pas plus avisé, souvent, de tweeter "Mais se fait-il ?" plutôt que retweeter tous les "Comment se fait-ce ?" qui passent. Non ?

    Enfin ce que j'en dis, c'est pour causer ...

     

  • Se laisser mener et manier

    « J'ai vu de mon temps merveilles en l'indiscrète(1) et prodigieuse facilité des peuples à se laisser mener et manier la créance et l'espérance où il a plu et servi à leurs chefs, par dessus cent mécontes(2) les uns sur les autres, par dessus les fantômes et les songes. (…)

    J'avais remarqué souverainement cela au premier de nos partis fiévreux. Cet autre qui est né depuis, en l'imitant, le surmonte.(3) Par où je m'avise que c'est une qualité inséparable des erreurs populaires. Après la première qui part, les opinions s'entrepoussent suivant le vent comme les flots. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 10 De ménager sa volonté)

     

    (1)Qui manque de discernement.

    (2)Mé-conte : un mauvais conte, un conte à faux. Un terme qui correspond je dirais à ce que nous appelons fake news.

    (3)Les deux partis fiévreux sont les ultras des deux bords, les réformés extrémistes, puis né depuis (en 1576) le parti très exactement réactionnaire de la Ligue mené par les Guise.

     

    Avec sa métaphore des vagues successives, Montaigne fait bien sentir comment les fièvres, les passions des uns et des autres, entrent en résonance, grossissant la houle. (Et potentiellement jusqu'à former une vague scélérate).

    En l'imitant décèle le principe de ce phénomène d'emballement : la rivalité mimétique.

    Une fois de plus, lisant ces lignes, on ne peut que constater la parenté de climat entre les troubles civils de son époque et ceux de la nôtre. Sauf qu'heureusement on ne s'entre-tue pas, ou rarement, on se contente en général de polémiquer sur les réseaux, lieu abstrait où contes et mé-contes comptent avant tout pour du beurre (publicitaire).

    (Je parle de nos sociétés, bien sûr, ailleurs nombre de partis fiévreux rivalisent de saignées tels les médecins de Molière) (on voudrait bien que ça ne soit que du théâtre, et que les morts se relèvent après la dernière réplique).

    Reste à se dire que le parti le plus utile à prendre est, suivant son exemple, celui de la lucidité, de la pondération, de la distance avec les passions, de l'effort de médiation.

    Et alors se dire, une fois de plus : pas facile ...

     

  • Ou leur mule

    « La plupart de nos vacations sont farcesques.(1) Il faut jouer duement notre rôle, mais comme rôle d'un personnage emprunté. Du masque et de l'apparence il n'en faut pas faire une essence réelle, ni de l'étranger le propre. Nous ne savons pas distinguer la peau de la chemise. C'est assez de s'enfariner(2) le visage, sans s'enfariner la poitrine.

    J'en vois qui se transforment et se transsubstantient(3) en autant de nouvelles figures et de nouveaux êtres qu'ils entreprennent de charges, et qui se prélatent jusques au foie et aux intestins, et entraînent leur office jusques en leur garde-robe(4).

    Je ne puis leur apprendre à distinguer les bonnetades(5) qui les regardent de celle qui regardent leur commission(6) ou leur suite, ou leur mule. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 10 De ménager sa volonté)

     

    (1)Sont du théâtre. Mais le mot farce connote bien sûr un théâtre comique plus que tragique, et d'un comique pas des plus subtils.

    (2)Se grimer. La poitrine = le cœur.

    (3)Changent de substance : allusion à la transsubstantiation du corps et du sang du Christ en pain et vin. Une ironie dont l'audace a dû plaire à ses amis réformés ….

    (4)Lieux d'aisance

    (5)Coups de bonnet = saluts déférents.

    (6)Une chose qu'on vous a commise, c'est à dire confiée à faire. Par exemple assumer une charge, une fonction.

     

    On sent le vécu, l'observation narquoise de ses collègues juges, et plus largement de tous les gens croisés dans les différentes vacations (= emplois) qu'il a occupées.

    J'adore le ou leur mule qui clôt la phrase. C'est le cas de parler de « coup de pied de l'âne » ….