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Le blog d'Ariane Beth - Page 129

  • Former des clauses artistes

    « Pourquoi est-ce que notre langage commun, si aisé à tout autre usage, devient obscur et non intelligible en contrat et testament, et que celui qui s'exprime si clairement, quoi qu'il die et écrive, ne trouve en cela aucune moyenne de se déclarer qui ne tombe en doute et contradiction ?

    Si ce n'est que les princes de cet art, s'appliquant d'une particulière attention à trier des mots solemnes et former des clauses artistes(1) ont tant pesé chaque syllabe, épluché si primement chaque espèce de couture, que les voilà enfrasqués(2) et embrouillés en l'infinité des figures et si menues partitions, qu'elles ne peuvent plus tomber sous aucun règlement et prescription ni aucune certaine intelligence.

    Qui a vu des enfants essayant de ranger à certain nombre une masse d'argent-vif : plus ils le pressent et pétrissent et s'étudient à le contraindre à leur loi, plus ils irritent la liberté de ce généreux métal : il fuit à leur art et se va menuisant et éparpillant au delà de tout compte.

    C'est de même, car, en subdivisant ces subtilités, on (…) nous met en train d'étendre et diversifier les difficultés, on les allonge, on les disperse. En semant les questions et en les retaillant, on fait fructifier le monde en incertitude et en querelles, comme la terre se rend fertile plus elle est émiée et profondément remuée. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Au sens négatif : des formules artificielles.

    (2)Embobinés, embarqués dans un truc sans queue ni tête. De l'italien frasca : mauvaise farce, mauvais tour.

     

    Voilà : ça, c'est fait. Pas difficile d'imaginer Montaigne bouillant d'impatience à l'écoute des arguties déployées au tribunal. Le passage laisse deviner aussi ses grands moments de solitude devant les piles de paperasses poudreuses (comme il dit ailleurs) et autres pavés compilant les textes de loi.

    On peut relever ici par ailleurs comme une inconséquence entre son penchant sceptique et son agacement que tout tombe en doute et en contradiction.

    C'est que, contrairement au monde de la philosophie et de l'étude, dans la vraie vie l'incertitude et les querelles n'en restent pas à des débats abstraits et policés (si tant est en fait qu'ils soient policés dans ce domaine cf la violence des débats actuels autour du woke dans le monde universitaire anglo-saxon). Ils peuvent déboucher sur une violence tout ce qu'il y a de réel et sanglant.

    Mais le plus intéressant une fois encore à mon goût, ce qui est marquant dans ce passage, c'est l'écriture : les métaphores, la verve ironique …

     

  • Rares, simples, générales

    « Qu'ont gagné nos législateurs à choisir cent mille espèces et faits particuliers, et y attacher cent mille lois ? Ce nombre n'a aucune proportion avec l'infinie diversité des actions humaines, la multiplication de nos inventions n'arrivera pas à la variation des exemples. (…)

    Il y a peu de relation de nos actions, qui sont en perpétuelle mutation, avec les lois fixes et immobiles. Les plus désirables, ce sont les plus rares, plus simples et générales ; et encore crois-je qu'il vaudrait mieux n'en avoir point du tout que de les avoir en tel nombre que nous avons. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    On sent ici le juge un peu lassé de compulser des tonnes d'archives, de devoir intégrer sans cesse de nouvelles lois, de nouveaux éléments de jurisprudence. Faut dire qu'en son temps les juridictions se chevauchant selon les endroits, les principes de jugements n'étaient pas vraiment harmonisés.

    Du coup on le comprend, même si son argument sent un peu l'alibi. Certes l'être humain est éminemment sujet à la variation et à la mutation, mais bon faut bien quand même que la société fonctionne. Et en particulier que la loi protège ceux qui ont besoin de l'être, en dissuadant voire sanctionnant ceux qui ont besoin de l'être.

    Cela dit l'idée de lois rares, simples et générales, Rousseau l'énonce aussi quand il dit vouloir ne pas donner le nom de lois à de simples ajustements au cas par cas, mais le réserver aux décisions de la volonté générale.*

    « Mais qu'est-ce donc enfin qu'une loi ? 

    Quand tout le peuple statue sur tout le peuple, il ne considère que lui-même, et s'il se forme alors un rapport, c'est de l'objet entier sous un point de vue à l'objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C'est cet acte que j'appelle une loi. (...)

    Quand je dis que l'objet des lois est toujours général, j'entends que la loi considère les sujets en corps et les actions comme abstraites, jamais un homme comme individu ni une action particulière (…) en un mot toute fonction qui se rapporte à un objet individuel n'appartient point à la puissance législative. »

    (Du Contrat social II,6 De la loi)

     

    *Si le lecteur-trice veut se rafraîchir la mémoire sur le Contrat social : voir la lecture que j'en ai proposée dans la revue Fragile, en accès (libre et sécurisé) sur internet fragile-revue.fr

    Il suffit de cliquer sur mon nom pour accéder à tous les articles que j'y ai publiés.

     

  • Miséricordieux envers l'homme

    « Lorsque l'occasion m'a convié aux condamnations criminelles, j'ai plutôt manqué à la justice. ''Je voudrais qu'on n'eût pas commis de fautes ; mais je n'ai pas le courage de punir celles qui sont commises''(1).

    On reprochait, dit-on, à Aristote d'avoir été trop miséricordieux envers un méchant homme. ''J'ai été de vrai, dit-il, miséricordieux envers l'homme, non envers la méchanceté''.

    Les jugements ordinaires s'exaspèrent à la vengeance par l'horreur du méfait. Cela même refroidit le mien : l'horreur du premier meurtre m'en fait craindre un second, et la haine de la première cruauté m'en fait craindre toute imitation.

    À moi (...) peut toucher ce qu'on disait de Charillus, roi de Sparte : ''Il ne saurait être bon, puisqu'il n'est pas mauvais aux méchants.''

    Ou bien ainsi, car Plutarque le présente en ces deux sortes, comme mille autres choses, diversement et contrairement : ''Il faut bien qu'il soit bon, puisqu'il l'est aux méchants même''. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 12 De la physionomie)

     

    (1)Citation de Tite-Live (elle est bien sûr en latin dans le texte).

     

    Premier intérêt de ce passage, nous donner un aperçu du comportement de Montaigne juge au Parlement de Bordeaux. Comportement clément, probablement pas le plus fréquent chez ses collègues, en un temps où les châtiments cruels, inhumains et dégradants paraissaient adaptés aux nécessités de la justice.

    En outre, il faut bien le dire à leur décharge, la sérénité des jugements n'était pas favorisée par le contexte violent de l'époque, et la spirale de vengeance entre les différents partis.

    On voit d'ailleurs que c'est dans les textes anciens que Montaigne va chercher appui à son opinion.

     

    Deuxième intérêt, à propos de textes anciens, on a ici une des clés du goût jamais démenti de Montaigne pour Plutarque. C'est qu'il se retrouvait parfaitement dans cette façon de présenter les choses diversement et contrairement.