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Le blog d'Ariane Beth - Page 125

  • Excusant de paroles ta douleur

    « La crainte et la pitié que le peuple a de ce mal(1) te sert de matière de gloire. (...) Il y a plaisir à ouïr dire de soi : Voilà bien de la force, voilà bien de la patience.

    On te voit suer d'ahan, pâlir, rougir, trembler, vomir jusques au sang, souffrir des contractions et convulsions étranges, dégoutter parfois de grosses larmes des yeux, rendre les urines épaisses, noires et effroyables, ou les avoir arrêtées par quelque pierre épineuse et hérissée qui te point et écorche cruellement le col de la verge, entretenant cependant les assistants d'une contenance commune(2), bouffonnant à pauses(3) avec tes gens, tenant ta partie en un discours tendu(4), excusant de paroles ta douleur(5) et rabattant de ta souffrance. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Sa maladie de la pierre.

    (2)De façon habituelle.

    (3)De temps en temps.

    (4)Restant capable de ne pas perdre le fil d'un discours suivi.

    (5)Minimisant l'expression de ta douleur (ce qui, il le dit ailleurs, en réduit aussi la sensation)

     

    C'est ici la même teneur que la déclaration précédente sur la nécessaire acceptation des maux, mais sur un ton bien différent. Après l'abstraction philosophique, la métaphore poétique, c'est le corps qui se donne à voir dans toute sa crudité.

    Montaigne, pour s'y autoriser, utilise le procédé d'un dialogue fictif avec « son esprit », dit-il. Tout à la fois sa raison, sa conscience, qui l'aident à s'expliquer avec le mal.

    C'est aussi l'intervention d'un surmoi, moral et/ou religieux : un peu plus haut, il a dit voir dans cette maladie un châtiment, et en admettre la justice, avec l'argument C'est un mal qui te bat les membres par lesquels tu as le plus failli ; tu es homme de conscience. (Un des rares passages où il fait allusion à son goût de la séduction).

    Ces phrases m'impressionnent par cette façon de faire bonne figure dans la douleur.

    Une aptitude que Montaigne doit à son courage physique, à son endurance, bien sûr. Mais aussi, et peut être davantage, à sa politesse et sa sociabilité. Il sait en user comme antidotes à ce qui est le pire de la souffrance physique sans doute : le fait qu'elle vous isole du monde, vous enferme dans la seule sensation de la douleur.

     

  • Comme l'harmonie du monde

    « Il faut apprendre à souffrir ce qu'on ne peut éviter.

    Notre vie est composée, comme l'harmonie du monde, de choses contraires, aussi de divers tons, doux et âpres, aigus et plats, mols et graves. Le musicien qui n'en aimerait que les uns, que voudrait-il dire ? Il faut qu'il s'en sache servir en commun et les mêler.

    Et nous aussi, les biens et les maux, qui sont consubstantiels à notre vie. Notre être ne se peut sans ce mélange, et y est l'une bande non moins nécessaire que l'autre. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    Tout est dit, n'est-ce pas ?

     

  • En dépit de toute médecine

    « L'expérience m'a encore appris ceci, que nous nous perdons d'impatience. Les maux ont leur vie et leurs bornes, leurs maladies et leur santé.(...)

    J'ai laissé envieillir et mourir en moi de mort naturelle des rhumes, défluxions goutteuses, relaxation, battement de cœur, micraines(1) et autres accidents, que j'ai perdu(2) quand je m'étais à demi formé à les nourrir.

    On les conjure mieux par courtoisie que par braverie. Il faut souffrir doucement les lois de notre condition. Nous sommes pour vieillir, pour affaiblir, pour être malades, en dépit de toute médecine. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Rhumatismes, relâchement (de ventre), tachycardie, migraines (mal de crâne).

    (2)Encore un exemple de la souplesse de l'époque pour les accords grammaticaux. 

     

    Probablement que de nos jours Montaigne (n'étant ni stupide ni maso) essaierait d'autres remèdes à ses maux que la patience et la résignation.

    Mais bien sûr la teneur stoïcienne de ces propos se comprend dans le contexte médical calamiteux de l'époque. Le bien nommé patient n'avait guère d'autre choix que supporter son mal comme il pouvait, trouver ses parades et accommodements personnels.

    Pour Montaigne, outre la double distance d'un regard clinique sur soi et de l'autodérision, ce fut de s'exhorter par ce type de discours. Il mit en œuvre ainsi une parade qui n'est pas sans rapport avec les méthodes prônées aujourd'hui par les TCC, thérapies cognitives et comportementales, qui précisément empruntent largement au stoïcisme.

    Ces thérapies sont nées sur la contestation de la psychanalyse (ou au moins la prise de distance avec elle). Nonobstant, on peut les analyser en termes psychanalytiques : elles font appel à l'autorité et au pouvoir de cadrage du Surmoi.

    Effet de mode (ou si l'on préfère d'adaptation). La libération du désir inconscient recherché par Freud répondait aux dégâts d'une société corsetée et hypocrite. Le guidage serré des TCC répond au désarroi du sujet post-moderne affronté aux difficultés d'assumer sa liberté.