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Le blog d'Ariane Beth - Page 122

  • De bon coeur

    « J'accepte de bon cœur, et reconnaissant, ce que Nature a fait pour moi, et m'en agrée et m'en loue. On fait tort à ce grand et tout puissant donneur de refuser son don, l'annuler et le défigurer. Tout bon, il a fait tout bon. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    Cette phrase fait explicitement écho au refrain qui scande le célèbre poème de la création au premier chapitre de la Genèse : Et Dieu vit que cela était bon.

    Le poème biblique culmine sur la création de l'homme à l'image de Dieu : Dieu fait l'homme à son image, homme et femme il le fait. Mais ici, dans cette bible humaniste que sont les Essais, Dieu est remplacé par nature, l'homme est célébré dans sa nécessaire et suffisante humanité :

    « Ils veulent se mettre hors d'eux et échapper à l'homme. C'est folie ; au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes.* »

    Ce ils n'est pas précisé par le contexte. Il englobe, sans nul doute, autant certains promoteurs d'une philosophie désincarnée que certains religieux dans leur horreur suspecte de la chair. Et puis il vise les enragés des guerres de religion.

    « Entre nous, ce sont choses que j'ai toujours vues de singulier accord : les opinions supercélestes et les mœurs souterraines. »

    Déserter, que ce soit par le haut ou par le bas, la place du bon vieux père Adam (l'être de terre), l'expérience nous a appris, en effet, que les deux mènent à des comportements d'inhumanité.

     

    *Blaise Pascal, qui l'a beaucoup lu, reprendra on le sait la formule à sa sauce : L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête.

     

  • En son dernier décours

    « J'ai un dictionnaire tout à part moi : je passe le temps quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retâte, je m'y tiens. Il faut courir le mauvais et se rasseoir au bon.

    Cette phrase ordinaire de « passe-temps » et de « passer le temps » représente l'usage de ces prudentes gens, qui ne pensent pas avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et échapper, de la passer, gauchir, et, autant qu'il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et dédaignable.

    Mais je la connais autre, et la trouve et prisable et commode, voire en son dernier décours, où je la tiens ; nous l'a nature mise en mains (...)

    Je me compose pourtant à la perdre sans regret, mais comme perdable de sa condition, non comme moleste(1) et importune. Aussi sied il proprement bien de ne se déplaire à mourir qu'à ceux qui se plaisent à vivre. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Pesante, pénible à supporter.

     

    Ne se déplaire à mourir : du bon usage d'une double négation.

    Dé-plaire inscrit un signe négatif. C'est clair : envisager sa mort n'est pas une partie de plaisir. Mais le deuxième signe négatif renverse la proposition. Une double négation équivaut à une affirmation.

    La négation du déplaisir ouvre ainsi dans le mur de la mort la brèche par où laisser s'infiltrer encore le courant de la vie.

    Quand je danse je danse : je fais, dans chaque présent, ce qui se présente à faire, je le fais de toute ma présence vivante. Quand il s'agira de mourir, il en sera de même. Jusqu'à l'extrême limite du dernier souffle.

    Tel est le désir (ou l'effort : je me compose) de Montaigne, qui va une fois de plus chercher du côté d'Epicure son viatique.

     

  • Vivre à propos

    « Nous sommes de grands fols :

    ''Il a passé sa vie en oisiveté, disons-nous ; je n'ai rien fait aujourd'hui.

    - Quoi, avez-vous pas vécu ? C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations.

    - Si on m'eût mis au propre des grands maniements, j'eusse montré ce que je savais faire.

    - Avez-vous su méditer et manier votre vie ? Vous avez fait la plus grande besogne de toutes.(...) 

    Notre grand et glorieux chef d'œuvre, c'est vivre à propos. Toutes autres choses, régner, thésauriser, bâtir, n'en sont qu'appendicules et adminicules pour le plus.(1) »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Petits appendices et petits compléments tout au plus.

     

    Ce dialogue ne manque pas de nous évoquer celui qui a discuté de la valeur stylistique et thématique des Essais (III, 5 Sur des vers de Virgile cf note du 7 déc Et mon livre en moi). Même entrée en scène, ici aussi, du surmoi avec ses exigences culpabilisantes : il aurait fallu faire, réussir de grandes choses, et surtout, pour satisfaire à l'image d'un Moi Idéal, avoir montré ce que je savais faire.

    Une voix, comme venue de l'extérieur, et pourtant parlant du plus intime, vient répondre. La vie, pour quoi faire ? Pour vivre, c'est tout. Et c'est totalement suffisant.

    Et c'est ainsi que l'oisiveté devient la vie à propos, qui saisit en chaque moment un moment opportun pour accomplir l'essentiel : être soi. (cf la dernière fois)

    Terme-clé pour Montaigne, l'oisiveté correspond à l'otium latin. Non pas la paresse, mais le fait d'échapper au neg-otium, la soumission aux contraintes d'où qu'elles viennent. Il a eu la chance (pas donnée à tout le monde, ni à son époque il le reconnaît, ni à la nôtre) de pouvoir se le permettre une bonne partie de sa vie.

    C'est en tous cas le tournant qu'il prend au moment où il commence ce qui deviendra son œuvre, comme en témoigne la déclaration solennelle notée sur le mur d'entrée de sa librairie. Le texte, écrit en latin, se termine précisément sur les mots et otio consecravit (otium traduit ici par loisirs).

    « L'an du Christ 1571, âgé de trente huit ans, la veille des calendes de Mars, anniversaire de sa naissance, Michel de Montaigne, las depuis longtemps déjà de sa servitude au Parlement et des charges publiques, en pleines forces encore se retira dans le sein des doctes vierges(1) où, en repos et sécurité, il passera les jours qui lui restent à vivre. Puisse le destin lui permettre de parfaire cette habitation des douces retraites de ses ancêtres, qu'il a consacrées à sa liberté, à sa tranquillité, à ses loisirs ! »

    (1)Les Muses.