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Le blog d'Ariane Beth - Page 123

  • En un beau verger

    « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    Comme il a réuni au plafond de sa librairie (son ciel personnel, je l'ai déjà dit) les mots de philosophes grecs et latins et d'auteurs bibliques, dans ce beau verger Montaigne réalise la synthèse du jardin d'Éden et du jardin d'Épicure. Un beau verger où cueillir, en son temps, chacun des fruits du jour.

    C'est un lieu où goûter l'alternance vitale dont je parlais la dernière fois. Elle s'inscrit dans le temps (quelque partie du temps, quelque autre partie) et sur le mode de l'alternance cueillette des occurrences étrangères/ recueillement en soi.

     

  • Intellectuellement sensibles, sensiblement intellectuels

    « Moi qui me vante d'embrasser si curieusement(1) les commodités de la vie, et si particulièrement, n'y trouve quand j'y regarde ainsi finement, à peu près que du vent. Mais quoi, nous sommes par tout vent. Et le vent encore, plus sagement que nous, s'aime à bruire, à s'agiter, se contente en ses propres offices, sans désirer la stabilité, la solidité, qualités non siennes.

    Les plaisirs purs de l'imagination, ainsi que les déplaisirs, disent aucuns, sont les plus grands (…) Ce n'est pas merveille : elle les compose à sa poste et se les taille en plein drap. J'en vois tous les jours des exemples insignes, et à l'aventure(2) désirables.

    Mais moi, d'une condition mixte, grossier, ne puis mordre si à fait à ce seul objet si simple, que je ne me laisse tout lourdement aller aux plaisirs présents, de la loi humaine et générale, intellectuellement sensibles, sensiblement intellectuels. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Avec tant de soin et d'application.

    (2)Au sens de actually, comme je l'ai déjà signalé.

     

    Après la terre la dernière fois (Moi, qui ne manie que terre à terre) apparaît maintenant l'élément aérien : nous sommes par tout vent. Une formulation qui ne peut manquer d'évoquer le célèbre incipit du livre de Qohèlet l'Ecclésiaste Vanité vanités, tout est vanité.*

    Un livre lu et relu par Montaigne, dont la méditation n'a cessé d'accompagner sa vie. Non pour déplorer cette vanité, mais pour l'accepter, parfois même pour s'en réjouir.

    Une méditation qui trouve ici son expression ultime. Elle se fait célébration d'un souffle de liberté absolue, le souffle-même de la vie. La vie où se joue une alchimie de réversibilité entre la « chair » terrienne et « l'âme » aérienne.**

    Le passage est scandé par la triple profession de Moi (Moi terre ; moi vent ; moi mixte). Un moi ni pur ni simple, mais humain, dans la communication intime, l'échange perpétuel de l'intellect et du sensible. Sentir, peser la sensation de la chair : et la chair se fait pensée. Penser, en nourrir et informer la chair, et la pensée se fait chair, ainsi de suite.

    Comme la parole est semblable à la balle renvoyée au jeu de paume. Comme les alternances qui font le vivant : inspiration expiration du souffle, diastole systole du muscle cardiaque.

     

    *Rappelons que le mot hébreu traduit par vanité désigne la vapeur (en particulier l'haleine) ou la fumée, autrement dit une modalité de l'air, l'air comme opacifié. Cette opacification, c'est tout le paradoxe du livre de l'Ecclésiaste, est seule à même de donner visibilité au souffle, donc d'en marquer la trace.

    **Montaigne fait ainsi écho aux auteurs bibliques dans leur expression de la condition humaine. « YHWH Dieu forme l'homme (adam) de la poussière de la terre (adama). Il insuffle en ses narines un souffle de vie : et c'est l'homme, un être vivant. » (Genèse 2, v.7 Traduction André Chouraqui)

     

  • Grassement et gracieusement

    « Moi qui ne manie que terre à terre, hais cette inhumaine sapience qui nous veut rendre dédaigneux et ennemis de la culture du corps. J'estime pareille injustice de prendre à contre cœur les voluptés naturelles que de les prendre trop à cœur. (…)

    Il ne les faut ni suivre, ni fuir, il les faut recevoir. Je les reçois un peu plus grassement et gracieusement, et me laisse volontiers aller vers la pente naturelle.

    Nous n'avons que faire d'exagérer leur inanité ; elle se fait assez sentir et se produit(1) assez. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Montre son évidence.

     

    « Il ne les faut ni suivre ni fuir il les faut recevoir. » Si l'on met en regard de cette phrase cette autre  "Il faut retenir à tout nos dents et nos griffes l'usage des plaisirs de la vie, que nos ans nous arrachent des poings, les uns après les autres." (I,39 De la solitude), on mesure le chemin parcouru par Montaigne vers l'apaisement, ce lâcher-prise positif dont je parlais la dernière fois.

    Ce climat d'apaisement, de totale acquiescentia in se ipso*, d'aptitude à la simple joie de vivre, il imprime sa marque toute de beauté, de lumière, aux dernières pages des Essais, que nous abordons ici.

     

    *Pour le dire avec Spinoza. Un assentiment à soi qui rend possible un rapport libre et joyeux aux autres et au monde.