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Le blog d'Ariane Beth - Page 127

  • Proprement sur son fumier

    « En fin, toute cette fricassée que je barbouille ici n'est qu'un registre des essais de ma vie, qui est, pour l'interne santé, exemplaire assez, à prendre l'instruction à contrepoil.

    Mais quant à la santé corporelle, personne ne peut fournir d'expérience plus utile que moi, qui la présente pure, nullement corrompue et altérée par art et par opination(1). L'expérience est proprement sur son fumier au sujet de la médecine, où la raison lui quitte(2) toute la place. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Art au sens de complication oiseuse. Quant à l'opination, elle est, je dirais, obstination à opiner à quelques notions jamais remises en question. Ainsi à l'époque le fétichisme de la saignée, malgré les démentis apportés par l'expérience à la valeur fort discutable de cette thérapeutique ...

    (2)Lui cède.

     

    La première phrase garde encore le ton désabusé des pages qui ont précédé : j'écris mes essais, je raconte mes expériences, mais surtout ne calquez pas vos choix et attitudes sur mon exemple, vous n'iriez pas loin.

    Et puis le propos va se relancer, à partir de l'expérience centrale en ces dernières années de sa vie (ce chapitre III, 13 est le dernier du livre), la seule qu'il lui reste à vivre, dira-t-il. À vivre et à travailler par l'écriture.

    Ironiser sur la médecine est ainsi un moyen, à mesure que s'aggrave sa maladie de la pierre, de mettre à distance autant que faire se peut la souffrance, l'angoisse de mort.

    Le mot fumier est à cet égard une belle trouvaille.

    Ironie cinglante : les médecins exercent leur art non dans un domaine (mot que l'on aurait attendu) mais sur le fumier. Tels des ânes, des porcs ? Manière en tous cas de laisser entendre que ce ne sont que de gros bourrins.

    Mais derrière l'ironie se profile il me semble l'évocation, aussi discrète que tragique, d'un autre fumier : 

    Et l'Adversaire, quittant la présence du Seigneur, frappa Job d'une lèpre maligne depuis la plante des pieds jusqu'au sommet de la tête. Alors Job prit un tesson pour se gratter et s'installa parmi les ordures. (livre de Job, chap 2, v.7-8)

     

  • A rien

    « Quelquefois on me demandait à quoi j'eusse pensé être bon, qui se fût avisé(1) de se servir de moi pendant que j'en avais l'âge*.

    -'' À rien '', fis-je. Et m'excuse volontiers de ne savoir faire chose qui m'esclave à autrui.

    Mais j'eusse dit ses vérités à mon maître, et eusse contrerôlé ses mœurs, s'il eût voulu. Non en gros, par leçons scholastiques, que je ne sais point (et n'en vois naître aucune vraie réformation en ceux qui les savent), mais en les observant pas à pas, à toute opportunité(2), et en jugeant à l'œil pièce à pièce, simplement et naturellement, lui faisant voir quel il est en l'opinion commune, m'opposant à ses flatteurs.

    Il n'y a nul de nous qui ne valut moins que les rois(3), s'il était ainsi continuellement corrompu, comme ils sont de cette canaille de gens. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Si l'on s'était avisé, si l'on avait eu l'idée.

    (2)En toute circonstance.

    (3)N'importe qui vaudrait aussi peu que les rois.

     

    Messieurs et mesdames du conseil en communication, si vous lisez Montaigne … (On peut rêver).

    Il ne faut pas avoir l'ouïe très fine ici pour entendre les non-dits. Regret d'une belle carrière de conseiller (qui lui aurait entre autres gratifications donné l'occasion de satisfaire à la piété filiale en accomplissant le projet formé pour lui par Papa Eyquem).

    Et plus encore regret de n'avoir pu être utile, de n'avoir pu mettre ses aptitudes (clairvoyance, jugement, sens de la modération et de la médiation), au service d'un pays qui en aurait bien eu besoin. Mais pour cela il fallait s'esclaver, manier la flatterie, bref renoncer à sa splendeur de liberté.

    Pourtant, comme je le sens peser lourd, en regrets, en orgueil blessé, en sentiment d'inutilité, ce lapidaire À rien

     

    *Ici une citation de Virgile déplorant avec nostalgie la force perdue de la jeunesse, grignotée par l'envieuse vieillesse.

     

  • Haine à cette arrogance

    « Encore faut-il quelque degré d'intelligence à pouvoir remarquer qu'on ignore, et faut pousser à une porte pour savoir qu'elle nous est close. (…)

    Ainsi en cette (question) de se connaître soi-même (…). Moi qui ne fais autre profession, y trouve une profondeur et variété si infinie, que mon apprentissage n'a autre fruit que de me faire sentir combien il me reste à apprendre.

    À ma faiblesse si souvent reconnue je dois l'inclination que j'ai à la modestie, l'obéissance des créances(1) qui me sont prescrites, à une constante froideur et modération d'opinions, et la haine à cette arrogance importune et querelleuse, se croyant et fiant toute à soi, ennemie capitale de discipline et de vérité. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Croyances, au sens large : choses auxquelles se fier.

     

    Ce passage montre l'aversion de Montaigne pour ce que G. de Staël appellera l'esprit de parti. Il nous donne ainsi la clé des options modérées (ou mieux, médianes, médiatrices) de Montaigne en politique et en religion. Une clé donnée en deux mots : discipline et vérité.

    La vérité jamais acquise, à chercher, toujours, sans cesse, contre certitudes, évidences, dogmatismes. Au contraire de notre attitude quand, déçu de ne pouvoir forcer la porte close, on va se précipiter vers celle qui s'ouvre toujours et facilement. Sur quoi donne-t-elle ?

    Sur la volonté de Dieu, c'est à dire l'asile de l'ignorance, comme le balance tranquillement Spinoza dans l'une de ses plus nettes formules.*

    La discipline, elle, consiste à modérer ses opinions pour aller à l'encontre d'un orgueil instinctif, une arrogance importune (je dirais encombrante, contre-productive) de savoir tout, et mieux que personne. Et par là, encore plus important, l'effort de modérer ses opinions, de garder la tête froide, permet d'éviter l'humeur querelleuse et ce qui s'ensuit en dégâts sur les sociétés.

    Mais ne pas croire que cette attitude posée et distanciée soit de la mollesse, de la démission.

    La modération de Montaigne repose au contraire sur une passion (cf la forte expression de haine à cette arrogance), celle de la justesse (passion intellectuelle) et de sa sœur jumelle la justice (passion éthique, active).

     

    *Éthique (Appendice de la partie I). Il ne s'agit pas, bien sûr, uniquement des dieux homologués comme tels, ceux des religions labellisées comme telles.  Il s'agit de tout ce que l'on se met à placer en position d'absolu indiscutable.