Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le blog d'Ariane Beth - Page 126

  • Moitié moitié

    « ''Parlez selon ce que vous avez affaire à votre auditeur''. Si c'est à dire : ''Suffise qu'il vous oye'', ou : ''Réglez-vous par lui'', je ne trouve pas que (c'est) raison.

    Le ton et mouvement de la voix a quelque expression et signification de mon sens ; c'est à moi à le conduire pour me représenter(1). Il y a voix pour instruire, voix pour flatter, ou pour tancer.

    Je veux que ma voix, non seulement arrive à lui, mais à l'aventure qu'elle le frappe et qu'elle le perce. Quand je mâtine(2) mon laquais d'un ton aigre et poignant(3), il ferait bon qu'il vînt à me dire : ''Mon maître parlez plus doux, je vous ouïs bien.''

    (…) La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l'écoute. Celui-ci doit se préparer à la recevoir selon le branle qu'elle prend.

    Comme entre ceux qui jouent à la paume, celui qui soutient se démarche et s'apprête selon qu'il voit remuer celui qui lui jette le coup et selon la forme du coup. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Me faire comprendre.

    (2)J'aboie après (comme aboie un mâtin, un gros chien).

    (3)Qui pique, déchire. Disons pour rester dans la métaphore : mordant.

     

    La scène avec le laquais : moliéresque, non ?

    Et d'ailleurs la métaphore du jeu de paume convient bien au travail du comédien. Se renvoyer la balle, se donner la réplique, pour que ce soit réussi, dans le ton juste, demande les mêmes qualités d'écoute, d'observation, d'adaptation à son partenaire.

    Montaigne dit avoir aimé jouer au théâtre dans son adolescence, et avoir de même aimé jouer à la paume. Ce passage laisse à penser qu'il ne devait pas être trop nul sur l'un et l'autre terrain, et en tous cas un partenaire stimulant.

     

  • Avec faim et allégresse

    « Et sain et malade, je me suis volontiers laissé aller aux appétits qui me pressaient. Je donne grande autorité à mes désirs et propensions. Je n'aime point à guérir le mal par le mal ; je hais les remèdes qui importunent plus que la maladie.

    D'être sujet à la colique et sujet à m'abstenir du plaisir de manger des huîtres, ce sont deux maux pour un. Le mal nous pince d'un côté, la règle de l'autre. Puisqu'on est au hasard de se méconter(1), hasardons-nous plutôt à la suite du plaisir.

    Le monde fait au rebours, et ne pense rien utile qui ne soit pénible. La facilité lui est suspecte. (…)

    Quoi que je reçoive désagréablement me nuit, et rien ne me nuit que je fasse avec faim et allégresse ; je n'ai jamais reçu nuisance d'action qui m'eût été bien plaisante. Et si(2) ai fait céder à mon plaisir, bien largement, toute conclusion médicinale. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Puisqu'on court le risque de se tromper.

    (2)Et par conséquent.

     

    Rien ne me nuit que je fasse avec faim et allégresse : la joie est puissance, dirait Spinoza.

    Hasardons-nous à la suite du plaisir : choix du placebo, au sens propre.

    Il est clair que Montaigne fanfaronne un peu ici (c'est de bonne guerre). Évidemment un tel comportement finira souvent par trouver sa limite devant la force inverse, la destructivité que met en œuvre la maladie.

    Si bien que lorsque la médication est possible, son efficacité prouvée, aussi désagréable soit-elle, le principe de réalité n'est pas une mauvaise option. Selon la constatation freudienne, c'est un bon moyen de faire durer le plaisir (en l'occurrence celui de vivre).

    Mais à l'époque de Montaigne, on peut le lui accorder, préférer le placebo disons que c'est toujours ça de pris, si l'on veut, encore un peu, vivre heureux en attendant la mort, pour le dire avec (l'immortel) Desproges.

     

  • Un cheval ou un chien perdu

    « C'est raison qu'ils prennent la vérole s'ils la veulent savoir panser. Vraiment je m'en fierais à celui-là(1). Car les autres nous guident comme celui qui peint les mers, les écueils et les ports, étant assis sur sa table et y fait promener le modèle d'un navire en toute sûreté. Jetez-le à l'effet(2), il ne sait par où s'y prendre.

    Ils font telle description de nos maux que fait un trompette de ville qui crie un cheval ou un chien perdu : tel poil, telle hauteur, telle oreille ; mais présentez le lui, il ne le connaît pas pourtant(3).

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Celui parmi les médecins qui ferait cela : attraper la maladie qu'il lui faut soigner.

    (2)Dans la réalité de la situation.

    (3)Il ne le reconnaît pas pour autant.

     

    Bon on est d'accord ce point de vue se discute. Ce qui fait le bon praticien n'est pas d'être malade comme le malade, mais de savoir l'écouter, pour adapter son savoir (théorique et pratique, acquis par l'expérience du métier), le moduler en fonction du patient réel et de ses besoins. Encore faut-il bien sûr posséder un savoir : il était très limité dans le cas des médecins auxquels Montaigne avait à faire.

    Sa lassitude, son agacement, je les comprends. Même hors situation de maladie, on peut élargir le propos. Que de fois dans un souci, une douleur, un conseilleur (bien intentionné ?) prétend vous guider, telle une maquette de navire, étant assis sur sa table. (Et bien content de voir ça de loin).

    Certes on ne lui demande pas de s'embarquer avec vous au milieu des écueils bien réels dans les ballottements des vagues bien réelles qui vous malmènent (surtout qu'il n'y montrerait qui sait pas davantage de zénitude que vous). Mais qu'au moins il admette votre façon de vivre les choses. Que tout simplement il vous respecte, vous et vos soucis, tout négligeables qu'il les juge (puisque n'étant pas les siens).