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Le blog d'Ariane Beth - Page 130

  • Nature lui fit injustice

    « Socrates, qui a été un exemplaire parfait en toutes grandes qualités, j'ai dépit qu'il eût rencontré un corps et un visage si vilain, comme ils disent(1), et disconvenable à la beauté de son âme, lui si amoureux et affolé de beauté. Nature lui fit injustice. Il n'est rien plus vraisemblable que la conformité et relation du corps à l'esprit.(...) Celui-ci(2) parle d'une laideur dénaturée et difformité de membres.

    Mais nous appelons laideur aussi une mésavenance(3) au premier regard, qui loge principalement au visage, et souvent nous dégoûte par bien légères causes : du teint, d'une tache, d'une rude contenance, de quelque cause inexplicable sur des membres bien ordonnés et entiers. La laideur qui revêtait une âme très belle en La Boétie était de ce prédicament.(4) »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 12 De la physionomie)

     

    (1)Dit-on.

    (2)Cicéron, dont il vient de citer un propos allant dans ce sens.

    (3)Le fait de ne pas être avenant, le manque de charme.

    (4)De cette sorte.

     

    La Boétie était donc laid (en tous cas au goût de Montaigne). La mention de cette laideur est l'occasion de faire à son ami le plus grand des compliments en le comparant à Socrate. Qui lui-même se compare à une de ces boîtes en forme de silènes, figures grotesques, dans lesquelles on cachait des choses précieuses.

    Je veux bien, mais pourquoi insister ainsi sur la mésavenance de La Boétie ? Avait-il été blessé d'entendre railler l'apparence de son ami ?

    À moins que lui-même ne se reproche de ne pas l'avoir trouvé beau ? Et en veuille à la nature injuste, qui n'a pas gratifié la belle âme de La Boétie du beau visage qui aurait dû aller avec ?

     

    « Il semble qu'il y ait aucuns visages heureux, d'autres malencontreux. »

    Un visage heureux, explique-t-il, est en harmonie avec le caractère. Un visage malencontreux, lui, produit un effet de dissonance.

    Du coup il vaut mieux le visage malencontreux d'une belle âme, que le visage heureux d'une canaille ? Oui oui mais n'empêche

    « Je ne puis dire assez souvent combien j'estime la beauté qualité puissante et avantageuse. »

     

  • L'encre et le papier

    « J'ai vu faire des livres de choses ni jamais étudiées, ni entendues, l'auteur commettant à divers de ses amis savants la recherche de (…) matière à les bâtir, se contentant pour sa part d'en avoir projeté le dessein et empilé par son industrie ce fagot de provisions inconnues ; au moins est sien l'encre et le papier.

    Cela c'est en conscience acheter ou emprunter un livre, non pas le faire. C'est apprendre aux hommes, non qu'on sait faire un livre, mais, ce de quoi ils pouvaient être en doute, qu'on ne sait pas le faire. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 12 De la physionomie)

     

    Une manière de faire des livres (ou plutôt non-faire) à rapporter à un mode de rapport au savoir, à la réflexion, à la philosophie, et finalement à la vie, que Montaigne qualifie souvent de pédantesque. Le terme de pédant désigne au départ quelqu'un qui enseigne, sans forcément de connotations négatives. Mais Montaigne vise ceux parmi les enseignants qui sont du genre donneurs de leçons, et souvent sans se les appliquer à eux-mêmes. Des tartuffes doublés de faiseurs. (Et qui en plus ici font surtout travailler les autres).

    Les Essais procèdent de la démarche exactement inverse : ce n'est pas la leçon d'autrui, c'est la mienne. (Essais II, 6 De l'exercitation). D'autrui s'entend aux deux sens.

    D'abord, même si l'œuvre naît de ses lectures, de ses conférences (entretiens) avec les uns (et unes) et les autres, elle n'est pas répétition de mots et pensées d'autrui, mais dialogue avec eux, expérience existentielle à leur contact.

    Et l'écrit qui en découle n'est pas une leçon, mais une non-leçon. Je m'essaie à dire ce que je fais, ce que je pense, qui je suis, mais surtout ne me répétez pas, ne m'imitez pas.

    Je m'essaie. Vous, essayez-vous.

     

  • Quarante jours en transe

    « Voici un autre rengregement(1) de mal qui m'arriva à la suite du reste. En dehors et dedans ma maison, je fus accueilli d'une peste, véhémente au prix de toute autre.(2)

    Car, comme les corps sains sont sujets à plus grièves maladies (…) aussi mon air très salubre, où d'aucune mémoire la contagion, bien que voisine, n'avait su prendre pied, venant à s'empoisonner, produisit des effets étranges.(...)

    J'eus à souffrir cette plaisante condition que la vue de ma maison m'était effroyable. Tout ce qui y était était sans garde, et à l'abandon de qui en avait envie.

    Moi qui suis si hospitalier, fus en très pénible quête de retraite pour ma famille ; une famille égarée, faisant peur à ses amis, et à soi-même, et horreur où qu'elle cherchât à se placer, ayant à changer de demeure sitôt qu'un de la troupe commençait à se douloir du bout du doigt.

    Toutes maladies sont prises pour pestes ; on ne se donne pas le loisir de les reconnaître. Et c'est le bon que, selon les règles de l'art, à tout danger qu'on approche il faut être quarante jours en transe de ce mal, l'imagination vous exerçant ce pendant à sa mode et enfiévrant votre santé même.

    Tout cela m'eût beaucoup moins touché si je n'eusse eu à me ressentir de la peine d'autrui, et servir six mois misérablement de guide à cette caravane. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 12 De la physionomie)

     

    (1)Aggravation.

    (2)Il s'agit de l'épidémie de peste en Guyenne, juin-décembre 1585.

     

    Toute ressemblance avec d'autres épidémies n'est pas fortuite ... 

    Pour ce qui est de la peste, on oublie souvent qu'en dehors des épisodes majeurs du milieu du XIV°siècle (qui décima l'Europe entière) et du milieu du XVII° siècle (peste arrivée par le port de Marseille, et dont la Provence garde trace dans les pierres sèches du mur de la peste), l'agent pathogène, toujours présent à l'état endémique, se réveillait régulièrement à l'occasion de famines, de guerres. Ce qui est le cas pour celle que connut Montaigne, dont il décrit les ravages sur l'ensemble de la région dans les lignes suivant ce passage : paysans décimés, agriculture à l'arrêt, familles séparées, certains si déprimés qu'ils cessaient d'essayer d'éviter la maladie ...

    Mais voyons le verre à moitié plein, l'épidémie peut être inspiratrice de créations artistiques : les fresques de danses macabres sur les murs des églises, Der Tod in Venedig de Thomas Mann, Le Hussard sur le toit de Giono, l'Heptaméron de Marguerite de Navarre …