Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le blog d'Ariane Beth - Page 132

  • La volubilité de notre esprit détraqué

    « J'ai les oreilles battues de mille tels contes : ''Trois le virent un tel jour en levant ; trois le virent le lendemain en occident, à telle heure, tel lieu, ainsi vêtu.'' Certes je ne m'en croirais pas moi-même.

    Combien trouvé-je plus naturel et plus vraisemblable que deux hommes mentent, que je ne fais qu'un homme en douze heures passe, quand et les vents(1), d'orient en occident ? Combien plus naturel que notre entendement soit emporté de sa place par la volubilité(2) de notre esprit détraqué, que cela, qu'un de nous soit envolé sur un balai, au long du tuyau de sa cheminée, en chair et en os, par un esprit étranger ?

    Ne cherchons pas des illusions du dehors et inconnues, nous qui sommes perpétuellement agités d'illusions domestiques et nôtres. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 11 Des boiteux)

     

    (1)En suivant les vents.

    (2)La facilité à se laisser entraîner d'un côté et de l'autre. Le mot vient du latin volvere = tourner, faire des va et vient. La volubilité dont il parle implique donc une certaine facilité à se laisser rouler.

     

    J'ai peut être l'esprit mal tourné, mais je trouve que ce mot de volubilité condense de façon étonnante les détraquements de la communication, et pas seulement à son époque …

     

  • Ces mots qui modèrent

    « Il n'est rien à quoi communement les hommes soient plus tendus qu'à donner voie à leurs opinions ; où le moyen ordinaire nous faut(manque), nous y ajoutons le commandement, la force, le fer, et le feu. Il y a du malheur d'en être là que la meilleure touche(1) de la vérité ce soit la multitude des croyants, en une presse où les fols surpassent tant les sages en nombre.

    C'est chose difficile de résoudre son jugement contre les opinions communes.(...)

    C'est merveille, de combien vains commencements et frivoles causes naissent ordinairement si fameuses impressions. Cela même en empêche l'information(2).(...)

    Il s'engendre beaucoup d'abus au monde, ou, pour le dire plus hardiment, tous les abus du monde s'engendrent de ce qu'on nous apprend à craindre de faire profession de notre ignorance(3), et que nous sommes tenus d'accepter tout ce que nous ne pouvons réfuter. (…) On me fait haïr les choses vraisemblables quand on me les plante pour infaillibles.

    J'aime ces mots, qui amollissent et modèrent la témérité de nos propositions : ''à l'aventure, aucunement, quelque, on dit, je pense'', et semblables.»

    (Montaigne Essais livre III chapitre 11 Des boiteux)

     

    (1)Pierre de touche, preuve.

    (2)L'analyse.

    (3)Affirmer notre ignorance, ne pas hésiter à dire : euh ben là je ne sais pas …

     

    On l'a déjà dit, le style c'est l'homme : on voit ici que le goût de Montaigne pour ces termes modérateurs (on dit aujourd'hui plutôt modulateurs) que je relève régulièrement dans son texte, correspond bien à son souci d'ajuster aussi précisément que possible la pensée et son expression. Quitte à dire chaque fois qu'il faut : je ne sais pas. Ou mieux encore : que sais-je ?

     

  • Volontiers à l'hyperbole

    « Je trouve que nous ne sommes pas seulement lâches à nous défendre de la piperie, mais que nous cherchons et convions à nous y enferrer. Nous aimons à nous embrouiller en la vanité, comme conforme à notre être. (…)

    L'erreur particulière fait premièrement l'erreur publique, et, à son tour, après, l'erreur publique fait l'erreur particulière. (…)

    Moi-même, qui fais singulière conscience(1) de mentir et qui ne me soucie guère de donner créance et autorité à ce que je dis, m'aperçois toutefois, aux propos que j'ai en main, qu'étant échauffé ou par la résistance d'un autre, ou par la chaleur de la narration, je grossis et enfle mon sujet. (…) La parole vive et bruyante, comme est la mienne ordinaire, s'emporte volontiers à l'hyperbole. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 11 Des boiteux)

     

    (1)Faire conscience de : avoir scrupule à.

     

    Nous aimons à nous embrouiller en la vanité. Cette pente aux débats futiles, aux réflexions sans plus d'effets que d'objets réels, même si elle est prégnante dans le fonctionnement actuel de nos communications, elle n'est pas nouvelle, la preuve.

    Sur cette vanité (cf les citations que j'ai relevées dans son chapitre de ce titre) Montaigne ne porte pas le regard d'un moraliste sévère. C'est juste que la vanité est conforme à notre être. Il est souvent plus facile, plus à notre portée, de trouver lieu d'être dans les choses vaines que dans celles de conséquence.

    Là où ça coince pour lui, c'est que la vanité confine forcément à l'erreur (ben oui quand on pense que c'est pas important on se fatigue pas vraiment à vérifier ni à raisonner). Et le dommage collatéral, c'est que s'il est des erreurs sans importance réelle, il en est beaucoup de ravageuses dans leurs effets, délétères pour l'individu, comme pour le corps social.

    Allez, on termine sur une note plus légère : la dernière phrase ne signe-t-elle pas joliment le tempérament bien gascon de Montaigne ? (Quelque chose dans le climat du côté de Bergerac va savoir ...)