Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le blog d'Ariane Beth - Page 209

  • (1/12) Sans ordre et sans propos

    « Dernièrement que je me retirai chez moi, délibéré autant que je pourrai, ne me mêler d'autre chose que de passer en repos et à part ce peu qui me reste de vie,

    il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de laisser en pleine oisiveté, s'entretenir soi-même, et s'arrêter et rasseoir en soi (...)

    Mais je trouve que, au rebours, faisant le cheval échappé, il (…) m'enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre et sans propos,

    que pour en contempler à mon aise l'ineptie et l'étrangeté, j'ai commencé de les mettre en rôle, espérant avec le temps lui en faire honte à lui-même. »

    (Montaigne Essais I,8 De l'oisiveté)

     

    Comme si, par un tour de passe passe temporel, il avait lu les mots fameux de Pascal (on sait que Pascal, lui, l'a lu de très près), Montaigne décide de demeurer en repos en une chambre.

    En l'occurrence la tour à côté du corps du château, son domaine réservé pour lire, écrire, recevoir ses happy few (consignes strictes à la maisonnée pour écarter les importuns).

    Retrait intermittent, à géométrie variable. Au fil des vingt ans d'écriture des Essais, il continue sa vie publique, en pointillés. Son long voyage en Europe fait césure dans la vie comme dans l'œuvre (cf III,9 De la vanité). Et puis, même dans les périodes où il ne quitte pas Montaigne, rares sont les jours où il ne s'accorde pas virée à cheval ou partie de chasse.

    Bref, pour faire un rapprochement qui te parlera lecteur-trice, il décide de se donner les avantages d'un confinement sans les inconvénients.

    Du temps devant soi et rien qu'à soi sans pression, rassis en soi, pour organiser sa réflexion, méditer : super, non ?

     

    Mais voilà, tout Montaigne qu'on soit, ce n'est pas comme ça que ça marche. L'esprit cavale à sa guise, plus difficile à mener qu'un étalon fougueux. Que faire ?

    Discipliner sa pensée, lui tracer des chemins où elle renâclera ? Plutôt lui laisser la bride sur le cou, la laisser aller à sa guise.

    Avec un objectif, un seul : la mettre en rôle. En tenir registre.

    Décision humble et audacieuse qui est le coup de génie créateur des Essais.

     

    Toutes choses égales par ailleurs, je m'en vais enrôler aussi. Et pareil sans ordre et sans propos.

    Quoique : le besoin de tenir des propos, et en outre plutôt en ordre, je crains que ce ne soit dans mon caractère (on choisit pas, hein). J'espère juste trouver là une piste d'écriture divertissante.

    Divertissante au sens pascalien faut-il le préciser, hélas pour toi lectrice-teur. (Et pour moi donc).

     

  • (14/14) Irrésolu(e)

    « La sottise et dérèglement de sens n'est pas chose guérissable par un trait d'avertissement (…) Nous devons ce soin aux nôtres, et cette assiduité de correction et d'instruction ; mais d'aller prêcher le premier passant et régenter l'ignorance ou l'ineptie du premier rencontré, c'est un usage auquel je veux grand mal. »

    (Montaigne Essais III,8 De l'art de conférer)

     

    Montaigne répète souvent cette idée qu'on ne peut finalement enseigner que soi-même (et encore), qu'il est vain de tenter de le faire auprès des autres.

    Surtout en adoptant un mode sermonneur ou doctoral.

    « Le parler que j'aime, c'est un parler simple et naïf, non pédantesque (doctoral), non fratesque (style sermon d'un frère prêcheur), non pleideresque (style effets de manche d'un avocat), mais plutôt soldatesque (style brièveté efficace d'un ordre militaire). »

    (Essais I,26 De l'institution des enfants)

     

    Ce mode n'est jamais le sien certes, mais cela n'empêche pas le suffisant lecteur (cf 12/14) de se demander si au fond on ne pourrait pas voir le livre tout entier des Essais comme une grande prétérition, courant de chapitre en chapitre. Je la formule ainsi :

    « Ce n'est pas la leçon d'autrui c'est la mienne » (De l'exercitation II,6) dit-il.

    Oui, d'accord, mais il se trouve quand même que c'est à nous lecteurs que ce discours s'adresse.

     

    Cela étant, pourquoi est-ce peine perdue d'essayer de guérir la sottise et dérèglement de sens ? Parce que, comme dit Maxime Rovère (Que faire des cons ? pour ne pas en rester un soi-même Flammarion 2019), il est de la nature du con de s'obstiner. Plus on essaie de le raisonner, plus il s'obstine.

    Version Montaigne

    « L'obstination et ardeur d'opinion est la plus sûre preuve de bêtise. Est-il rien certain, résolu, dédaigneux, contemplatif, grave, sérieux, comme l'âne ? »

    (âne ou cheval, Montaigne a choisi – ce qui est peut être un peu injuste pour l'âne, mais c'est pas le sujet).

     

    L'ennui pour l'ensemble de la société, c'est que ces cons, du fait même qu'ils ne doutent pas d'eux, sont plus convaincants que les non-cons auprès de ceux qu'il faudrait convaincre, c'est à dire les autres cons. Vous suivez ?

     

    « C'est aux plus mal habiles de regarder les autres hommes par-dessus l'épaule, s'en retournant toujours du combat pleins de gloire et d'allégresse. Et le plus souvent encore cette outrecuidance de langage et gaieté de visage leur donne gagné à l'endroit de l'assistance, qui est communément faible et incapable de bien juger et discerner les vrais avantages. »

     

    Conclusion ? De tout ceci j'essaie pour ma part de me consoler en savourant, encore et encore, les mots de Monsieur des Essais, à l'exact l'inverse de cet âne résolu :

     

    «Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m'essaierai pas, je me résoudrai. Mais elle est toujours en apprentissage et en épreuve. »

    (Essais III,2 Du repentir)

     

  • (13/14) Justice et raison

    « À ceux qui nous régissent et commandent, ceux qui tiennent le monde en leur main, il n'est pas assez d'avoir un entendement commun, de pouvoir ce que nous pouvons ; ils sont bien loin au-dessous de nous, s'ils ne sont bien loin au-dessus. Comme ils promettent plus, ils doivent aussi plus. »

    (Montaigne Essais III,8 De l'art de conférer)

     

    Oui mais alors la question est : comment faire pour trouver ces oiseaux rares ?

     

    « Il faut qu'ils nous trient par conjecture et à tâtons (en fait c'est un peu au pif qu'on les sélectionne), par la race (la naissance) les richesses, la doctrine, la voix du peuple : très faibles arguments. Qui pourrait trouver moyen qu'on en pût juger par justice, et choisir les hommes par raison, établirait de ce seul trait une parfaite forme de police. »

     

    Nous voici donc, lecteur-trice (il fallait que ça arrive) devant la bonne vieille question de la meilleure forme de gouvernement.

    Par la race = monarchie ou aristocratie héréditaires.

    Les richesses = éventuellement clientélisme et ploutocratie, et aussi, de façon plus policée, avec apparence de légalité, les formes censitaires de démocratie ou d'aristocratie.

    La doctrine = ce peut être le règne de l'expert, mais aussi, au vu des expériences historiques et du monde contemporain, ce peut être le mode où gouverne le porteur d'une (le guide selon une) idéologie qui structure la société, qui crée un ciment entre les citoyens.

    Donc éventuellement un populisme, voire un totalitarisme.

    Par la voix du peuple = la démocratie, qui elle-même peut prendre bien des formes.

    Gouverner par la justice et la raison = le véritable philosophe-roi cher à Platon (et par conséquent de l'ordre de l'idéal, autrement dit du fantasme)

    (mode platonicien par excellence)

    (bon, ça c'est fait) (une fois de plus).

     

    Cependant Montaigne conclut un peu plus loin sur ce point avec une confondante malice : bof, finalement la fortune, le sort, le hasard sont plus déterminants que les qualités ou défauts des gouvernants ...

     

    Et rebof, de toutes façons ce sont leurs impulsions qui gouvernent la conduite des humains. Moi par exemple qui vous cause :

    « Ma volonté et mon discours se remuent tantôt d'un air, tantôt d'un autre, et y a plusieurs de ces mouvements qui se gouvernent sans moi. Ma raison a des impulsions et agitations journalières et casuelles. »

     

    Mais alors du coup, rendus ici dans le chapitre, on a tendance à se dire : tout ça pour ça ? C'était bien la peine de se décarcasser à réfléchir à l'art de conférer, aux caractères du débat démocratique …