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Le blog d'Ariane Beth - Page 210

  • (12/14) Ordonnée

    « Tout homme peut dire véritablement ; mais dire ordonnéement, prudemment et suffisamment, peu d'hommes le peuvent. »

    (Montaigne Essais III,8 De l'art de conférer)

     

    Montaigne est un styliste inventif, capable de toutes sortes d'audaces, par ses métaphores, son lexique et ses jeux de mots, ses rythmes.

    Il est tout autant soucieux de précision, de justesse, d'exactitude. Une précision qui induit la concision, comme dans cette phrase dense.

    Chaque adverbe énonce un des paramètres indispensables à la qualité du débat.

     

    Véritablement.

    Ça va sans dire mais mieux en le disant, aucun débat ne peut être constructif, si les participants n'y font pas preuve de sincérité. S'ils ne se mettent pas de bon cœur au service de la cause commune de la vérité (cf 8/14)

     

    Ordonnéement (orthographe de Montaigne, ce féminin me convient).

    En respectant procédures et conventions du débat. Elles varient en fonction de son type et de ses buts (recherche scientifique, procès, négociation commerciale, débat parlementaire etc.).

    Elles peuvent faire l'objet de modifications régulières ou extraordinaires. Mais pour chaque débat, une fois la procédure décidée et agréée par les parties, s'y tenir est plus utile que s'en dispenser.

     

    Prudemment.

    Au sens latin : le latin, ainsi l'a voulu papa Eyquem, ayant été pour Montaigne sa langue mienne maternelle (Essais I,26 De l'institution des enfants), il colore toujours son emploi des mots.

    La prudence est alliance de sagesse, raison et expérience. Sont donc répudiées ici l'impulsivité et les propos « en l'air ».

     

    Suffisamment.

    Suffire à une tâche, c'est présenter les aptitudes nécessaires pour la mener à bien. Il parle ainsi de suffisant lecteur.

    Ici il s'agit donc de suffisant parleur, fort différent d'un beau parleur, ou d'un tchatcheur.

    C'est juste quelqu'un qui sait ce que parler veut dire : s'il cherche à se faire entendre, c'est qu'il a vraiment quelque chose à dire. 

     

  • (11/14) Une marotte

    « Voit-on plus de barbouillage au caquet des harengères qu'aux disputes publiques des hommes de cette profession ?»

    (Montaigne Essais III,8 De l'art de conférer)

     

    « Il me semble, de cette implication et entrelaçure de langage par où ils nous pressent, qu'il en va comme des joueurs de passe-passe : leur souplesse combat et force nos sens, mais n'ébranle aucunement notre créance ; hors ce batelage, ils ne font rien qui ne soit commun et vil. Pour être plus savants, ils n'en sont pas moins ineptes. »

     

    Montaigne parle des rhéteurs, ceux qui enseignaient l'art de l'éloquence et du discours.

    Il est tentant d'appliquer ses remarques à nos rhéteurs actuels, les conseillers en communication. Pour acheter leurs services, tous ceux qui ont quelque chose à vendre (produit, image, programme politique) y vont de leurs largesses.

    Au profit de leur image ?  En tout cas au profit du portefeuille des conseillers com.

    « En mon pays, et de mon temps, la doctrine amende assez les bourses, rarement les âmes ». (Doctrine : ici l'enseignement, les techniques des rhéteurs)

     

    L'ennui c'est qu'il arrive que ces vendeurs de soi (ou de quoi que ce soit) amendent la bourse de la collectivité avec la leur. Exemple les campagnes électorales, dont une partie du financement provient des fonds publics alloués aux partis.

    Les citoyens paient donc pour les meetings-spectacles, ou autres hologrammes. Le peuple se fait spectateur d'une politique peopolisée. Et, on est obligé d'être moins optimiste que Montaigne sur ce point, tout ce cinéma ébranle parfois la créance des plus crédules.

    Je ne nie pas que le financement public des partis soit un progrès démocratique. Mais les publicitaires ont vu l'aubaine, et le crédit substantiel que peut leur assurer chaque doctrinaire de soi à l'ambition inamendable.

     

    Mais là encore on peut en rire un peu, en constatant que l'ambitieux, s'il n'est pas capable d'utiliser avec discernement ses conseillers et leurs conseils, ne s'en verra guère plus avancé, révélant au contraire son inanité, sa vanité.

    « C'est une chose de qualité à peu près indifférente ; très utile accessoire à une âme bien née, pernicieux à une autre âme et dommageable (…) En quelque main c'est un sceptre ; en quelque autre, une marotte.»

     

    La marotte, c'était la marionnette à grelots dont le fou du roi scandait ses propos. Ça parle, hein ?

    (Sauf que le fou du roi, lui, savait ce qu'il disait).

     

     

  • (10/14) La clôture dialectique

    « Ce n'est pas tant la force et la subtilité que je demande, comme l'ordre. (…) On répond toujours trop bien pour moi, si on répond à propos. Mais quand la dispute est trouble et déréglée, je quitte la chose et m'attache à la forme avec dépit et indiscrétion, et me jette à une façon de débattre têtue, malicieuse et impérieuse, de quoi j'ai à rougir après. »

    (Montaigne Essais III,8 De l'art de conférer)

     

    Manque d'ordre et de méthode observable dans beaucoup de nos prétendus débats, sous l'effet d'une réaction en chaîne. Ça commence par le tropisme des résasociaux* pour le non-débat au profit du binaire pavlovien adhésion ou rejet.

    Les télés d'info en continu se calquent sur ce fonctionnement, avec des pseudo-débats en 3I (inculture irrationalité ineptie). Puis les journaux d'autres chaînes s'accrochent à l'info en continu. Enfin, la presse en général rame désespérément pour chercher à raccrocher le train (d'enfer).

    Mais le plus préoccupant est de voir ce mode essentiellement affectif, voire pulsionnel, gagner jusqu'aux assemblées politiques.

     

    Allez rions un peu. Galerie de portraits d'ineptes, têtus et malicieux, par exemple à l'Assemblée Nationale le jour des questions au gouvernement (= présence de la presse = chacun veut faire le buzz.)

     

    « Qui se prend à un mot et une similitude », réflexe pavlovien d'associations qui font chiffon rouge.

    « qui ne sent plus ce qu'on lui oppose, tant il est engagé en sa course ; et pense à se suivre, non pas à vous. » Ne suivre que son idée, ne considérer comme débat que l'acceptation indiscutée de son propre point de vue : style on lâchera rien ...

     

    « Qui, se trouvant faible de reins, craint tout, refuse tout, mêle dès l'entrée et confond le propos. » Genre balancer des amendements-barrages, faute d'aptitude à dessiner un chemin en propositions articulées et réalistes.

    Comportement passif-agressif typique : empêcher l'autre de faire ce qu'on se sait incapable de faire, soi.

     

    « L'autre compte ses mots, et les pèse pour raisons. Celui-là n'y emploie que l'avantage de sa voix et de ses poumons (…) et celui-ci qui vous assourdit de préfaces et digressions inutile ! Cet autre s'arme de pures injures et cherche une querelle d'Allemagne pour se défaire de la société et conférence d'un esprit qui presse le sien. Ce dernier ne voit rien en la raison, mais il vous tient assiégé sous la clôture dialectique de ses clauses et sur les formules de son art. »

    Poser à l'orateur à la Jaurès, à la Danton, alors qu'on ne fait que vaticiner sénilement sur de vieilles lunes.

    Et, juste parce qu'on aime s'écouter parler, croire que les autres vont aimer vous entendre, et vouloir vous croire.

     

    Bref on fait joujou avec la démocratie, insoucieux de la casser, elle, notre bien commun si précieux. Mais si fragile. 

     

    *je vise par là, on l'aura compris, ce que les réseaux dits sociaux peuvent véhiculer d'a-social, d'im-poli.