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Le blog d'Ariane Beth - Page 212

  • (6/14) Messéant à un homme d'honneur

    « J'aime à contester et à discourir, mais c'est avec peu d'hommes et pour moi. Car de servir de spectacle aux grands et faire à l'envi parade de son esprit et de son caquet, je trouve que c'est un métier très messéant, à un homme d'honneur. »

    (Essais III,8 De l'art de conférer)

     

    Référence probable à la cour d'Henri III, homme cultivé, homme d'esprit, et aux entourages de quelques Grands aussi raffinés. Les gentilshommes disons de second rang comme Montaigne y étaient en rivalité (latente ou pas) : se faire remarquer par son esprit, son intelligence, pouvait faire obtenir une charge, un bénéfice.

     

    Montaigne (malgré l'espoir de Papa Eyquem qui a tout fait pour lui permettre d'accéder aux hautes sphères, en particulier par son éducation), s'est tenu dans une relative distance de ce système courtisan.

    Par sens de l'honneur sans doute, comme il le dit ici, un honneur associé à la préservation de sa liberté.

    « Si l'action n'a quelque splendeur de liberté, elle n'a point de grâce ni d'honneur. » (III,9 De la vanité)

    Il en est resté éloigné aussi parce qu'il n'était pas vraiment doué pour ce type d'exercice, ayant plutôt l'esprit de l'escalier, il le reconnaît dans les éléments d'autoportrait qui émaillent les Essais.

     

    Mais revenons à nos moutons, je veux dire à notre quotidien. Que diraient de cette phrase par exemple les « chroniqueurs » qui caquettent à longueur de chaîne d'info en continu ?

    Rien, en fait. Il leur faudrait pour cela consacrer quelques secondes à lire une phrase de Montaigne. Mais pourquoi le faire, en l'absence de motivation buzzienne ?

     

    Cependant, selon un schéma récurrent dans les Essais, un « quoique » vient retourner le propos, pour en révéler l'autre face. Souvent comme ici, le quoique ramène Montaigne à sa propre critique après celle de l'autre (qu'elle soit laudative ou dépréciative).

     

    « La sottise est une mauvaise qualité ; mais de ne la pouvoir supporter, et s'en dépiter et ronger, comme il m'advient, c'est une autre sorte de maladie qui ne doit guère à la sottise en importunité ; et c'est ce qu'à présent je veux accuser du mien. »

     

    Étant moi-même assez sujette à cette sorte de maladie, je vous accorde la relaxe, Monsieur des Essais.

     

     

  • (5/14) Contention et contagion

    « La jalousie, la gloire, la contention me poussent et rehaussent au dessus de moi-même. Et l'unisson est qualité du tout ennuyeuse en la conférence. »

    (Essais III,8 De l'art de conférer)

     

    Les passions d'émulation sont le moteur nécessaire à faire avancer le débat et lui assurer un intérêt suffisant. La conférence est un théâtre où l'on est à la fois le public et les comédiens qui se donnent la réplique. Faut qu'il y ait un minimum de spectacle, fût-ce au prix parfois du cabotinage.

    Perso je ne suis pas d'accord, mais, magnanime, je laisse à Montaigne le droit le penser ...

    C'est l'occasion en tous cas de rappeler son goût pour l'art du théâtre, et les succès qu'il y a obtenus enfant au collège (cf Essais I,26 De l'institution des enfants).

     

    Cette conférence entre gentilshommes (et quelques dames) en Périgord ou à Paris s'inscrit dans une histoire. Elle annonce les salons de la Préciosité et des Lumières, elle hérite de la Courtoisie médiévale.

    Avec en palimpseste la matrice de tout cela, le dialogue platonicien.

    Toutes circonstances de dialogues où joue à plein ce moteur d'émulation.

     

    Mais le mode en émulation présente un danger :

    « Comme notre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et réglés, il ne se peut dire combien il perd et s'abâtardit par le continuel commerce et fréquentation que nous avons avec les esprits bas et maladifs. Il n'est contagion qui ne s'épande comme celle-là. »

     

    La première citation énonce le côté constructif de l'émulation. L'ambiguïté des sentiments qui la sous tendent, jalousie, souci de briller, se convertit dans le débat en énergie positive.

    Ici est posé à l'inverse, dans un parallélisme appuyé, ce qui doit être objet de fuite (cf 1/14).

    S'abâtardit/se fortifie

    vigoureux/maladifs-contagion

     

    Le parallélisme communication/commerce et fréquentation est alors à interpréter à la lumière de celui-ci.

    Cette distinction nous parle nécessairement. Car elle accuse la différence de nature entre le commerce (à tous sens) qui prévaut dans les réseaux dits sociaux (ou dans ceux des médias qui s'alignent sur eux), et un mode de communication qui permette vraiment le débat : s'écouter pour s'entendre, désir d'apprendre les uns des autres.

    Dans une communication digne de ce nom* les divergences d'opinion peuvent se faire constructives, devenir le moyen de s'édifier mutuellement, et poliment, en société cohérente.

     

    *que ce mot soit associé au mercantilisme publicitaire : agaçant, non ?

     

  • (4/14) Le plus fructueux et naturel exercice

    « Le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, c'est à mon gré la conférence. J'en trouve l'usage plus doux que d'aucune autre action de notre vie. »

    (Essais III,8 De l'art de conférer)

     

    Exercice est un des mots déterminants des Essais. Il oriente leur perspective.

    L'essai pour Montaigne n'est pas un blabla abstrait destiné à démontrer une thèse. Au contraire il revendique l'ancrage dans le concret et le particulier.

    D'où les nombreux récits et exemples dans le livre. D'où son affirmation que l'histoire nourrit autant voire plus sa réflexion que la philosophie labellisée comme telle.

    Les Essais sont récits d'expérience (la sienne, celle d'autrui). Et ils sont aussi une expérience qui se fait par le moyen-même de l'écriture.

    En ce sens l'écriture est pour lui avant tout un exercice, parfois une expérimentation (ce qu'il appelle aussi exercitation, titre de II,6).

     

    La conférence d'usage plus doux qu'aucune autre action de notre vie : il exagère, non ? Oui je crois. À le lire, on voit qu'il aimait au moins autant deux choses : le cheval et la lecture (pour en rester à ce qui ne s'immisce pas trop dans son intimité).

    Et en fait comme par hasard, les voilà ensemble quelques phrases plus loin.

    « L'étude des livres, c'est un mouvement languissant et faible qui n'échauffe point ; là où la conférence apprend et exerce en un coup. Si je confère avec une âme forte et un roide jouteur, il me presse les flancs, me pique à gauche et à dextre ; ses imaginations élancent les miennes. »

     

    Conférer avec un bon interlocuteur, c'est donc être dans la situation du cheval monté par un bon cavalier, qui sera amené à se surpasser devant les obstacles. En fait d'autres passages montrent que chacun est tour à tour dans le dialogue cheval et cavalier.

    Dans les Essais, une métaphore référant au domaine de l'équitation signale toujours un enjeu libidinal.

    La conférence échauffe, autrement dit sollicite la libido. Ce que ne fait pas l'étude des livres, dit-il. Car la lecture, si elle peut être un dialogue, c'est dialogue à distance, et souvent avec des morts.

     

    Pourtant il est certains livres (pas très nombreux) qui recèlent en eux la dynamique libidinale propre à la conférence. En eux leur auteur demeure comme le génie dans la lampe d'Aladin, prêt à apparaître en réponse au désir du lecteur, à se faire présent de toute sa présence. 

    « S'il y a quelque personne, quelque bonne compagnie aux champs, en la ville, en France ou ailleurs, sédentaire ou voyageuse, à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soient bonnes, il n'est que de siffler en paume, je leur irai fournir des Essais en chair et en os. »

    (Essais III, 5 Sur des vers de Virgile)