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Le blog d'Ariane Beth - Page 244

  • Affirmation

    « Chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être (in suo esse perseverare conatur). »

    (Spinoza Éthique Partie 3 prop.6)

     

    (Suivent plusieurs auto-citations reformulées : tant qu'à persévérer ...)

     

    Voici la proposition essentielle de l'Éthique. En elle la fine pointe du génie de Spinoza. Comme il y a le bleu de Klein, le cogito de Descartes, l'illumination de Rimbaud, il y a le conatus de Spinoza.

    Il la démontre en quelques lignes, comme coulant de source à partir des deux concepts dieu et unisubstance (en fait c'est un seul, forcément). Si l'on considère n'importe quoi en n'importe quel point de l'ensemble, il participe de la même essence-existence. Et cela à n'importe quelle échelle (galaxie ou quark), et selon tous les modes (Spinoza ou araignée, Pascal ou roseau, Einstein ou vitesse de la lumière).

    Conatur peut prêter à contresens (et son infinitif conari à calembour mais ne nous égarons pas). Il s'agit de faire effort, sauf que l'effort en question ne répond pas à une volonté subjective (d'ailleurs c'est un verbe déponent, c'est à dire à forme passive malgré son sens actif).

    Évidemment dans le réel non humain, mais même pour l'être humain. On l'a vu, le libre arbitre est récusé. L'effort en question s'inscrit dans le déterminisme du système.

    Le conatus spinoziste pose ainsi le paradoxe d'un effort qui consiste à se laisser vivre, mais de façon active. S'il n'y a pas d'ailleurs, pas d'autrement, pas d'autre temps, alors :

    1) le monde et la vie sont à prendre ou à prendre

    2) c'est le comprendre qui donne accès à la seule liberté qui vaille, la liberté en acte (décider de comprendre, là est le seul effort de volonté que demande l'éthique).

    (Tout ça se laisser vivre ? Ben oui, c'est Spinoza quand même).

     

    Le conatus signe la force radicalement affirmative de l'Éthique. Ce je prends ce que je suis est le contraire d'une attitude de résignation, de soumission fataliste. En ouvrant à la saisie du monde réel hors abstractions et fantasmes, il invalide tout alibi (= ailleurs) et libère la puissance et l'action.

    Bref est posée ici la compatibilité logique, quoique paradoxale, entre acceptation du déterminisme et liberté d'être et d'agir. (Phrase presque aussi pensée qu'un tweet. Mais à la philo comme à la philo.)

     

    Autant qu'il est en elle (quantum est in se) : notation d'un rapport, le quantum d'être de l'individu rapporté à la totalité de la substance dont il participe. Il définit la manière d'être de chacun. C'est une constante (sinon pas d'individu à proprement parler), et donc pour la maintenir, la fonction-être variera ses solutions en fonction des variations de relation au système global (temps, lieu, événements etc.).

    Le conatus ne construit donc pas une identité rigide, il nécessite l'adaptation continue aux autres éléments du système. Il est, inversement, la force de connexion de chacun à l'énergie d'ensemble, participant ainsi de son maintien global.

  • Ils rêvent les yeux ouverts

    Je passe sur les deux postulats qui suivent ces définitions de base, ils disent simplement que les corps sont pour la plupart des choses complexes, très composées, mais ça ne les empêche pas d'accéder à une certaine continuité.

    Y compris de façon inconsciente, car les traces des passions (choses subies ou accomplies sans savoir comment de façon précise et complète, sans qu'on tienne toute la chaîne de causalité) ne persistent pas moins que celles des actions (où l'on est bien arrimé à la chaîne). (Cf Quand il se fait)

     

    Tout ceci posé, la démonstration va se construire selon le déroulé de 59 propositions, sans compter explications, démonstrations, scolies ...

    Je te vois blêmir, lectrice-teur : « on n'est pas sorti de l'auberge ». Mais pas d'angoisse : de tout cela, je laisserai autant que je pourrai, le reste je le simplifierai comme je pourrai. Et puis on prendra le temps qu'il faut c'est tout.

     

    « Le corps ne peut déterminer l'esprit à penser, ni l'esprit déterminer le corps au mouvement, ni au repos, ni à quoi que ce soit d'autre (si ça existe)* ».

    (Spinoza Éthique Part.3 prop.2)

     

    Pas clair ?

    « Les hommes se croient libres pour la seule raison qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par quoi elles sont déterminées, et, en outre, (ignorants) que les décrets de l'esprit ne sont rien d'autre que les appétits eux-mêmes, et pour cette raison varient en fonction de l'état du corps (…) Ceux donc qui croient qu'ils (…) font quoi que ce soit par un libre décret de l'esprit rêvent les yeux ouverts. »

    (Scolie prop.2)

     

    Si l'esprit ne peut agir sur le corps, c'est que ni l'un ni l'autre ne peuvent s'extraire de la chaîne de déterminations.

    Aussi différents que soient leurs rouages propres, ils sont pareillement inclus dans le fonctionnement d'un unique mécanisme : telle est la conception dite unisubstantielle de Spinoza.

    Il en pose tous les tenants et aboutissants dans les deux premières parties du livre. Par exemple :

    « La substance pensante et la substance étendue (= le réel ou plutôt le 'réalisé') sont une seule et même substance, que l'on embrasse tantôt sous l'un, tantôt sous l'autre attribut (…) Que nous concevions la nature sous l'attribut de l'étendue ou sous l'attribut de la pensée ou sous n'importe quel autre, nous trouverons un seul et même ordre, autrement dit un seul et même enchaînement des causes. »

    (Scolie du corollaire de la prop.7 part.2)

     

    Enchaînement rendant impertinente la notion de libre-arbitre, mais ouvrant pourtant à une forme de liberté : c'est le paradoxe au cœur du spinozisme, que nous commencerons à voir (sinon comprendre) la prochaine fois.

     

    *La théorie quantique nous apprend qu'en fait oui, ça existe.

     

  • Et en même temps

    « Par affect, j'entends les affections du corps qui augmentent ou diminuent, aident ou répriment, la puissance d'agir de ce corps, et en même temps les idées de ces affections.

    Si donc nous pouvons être cause adéquate d'une de ces affections, alors par affect j'entends une action ; autrement une passion. »

    (Spinoza. Éthique Partie 3 définition 3)

     

    Balèze, hein ? Mais pas d'angoisse, on va y aller pas à pas, à la géométrie comme à la géométrie.

    N.B.1 Le mot corps ne se rapporte pas seulement au corps humain, mais à tout corps, au sens d'élément autonome organisé de façon plus ou moins complexe (corps physique, géométrique, et jusqu'aux sociétés humaines).

    N.B.2 Affection du corps veut dire ce qui l'affecte, est à même d'entrer en interaction avec lui, de provoquer en lui une réaction. Le mot est donc pris au sens large, non spécialisé au sens physiologique ou psychologique.

    (Ces NB ne rendent pas la définition plus simple j'en conviens, mais au moins nous évitent d'aller errer sur des chemins de traverse) (intéressants oui mais si on fait une lecture trop buissonnière, on n'est pas rendu).

     

    Le lecteur, dans sa pertinence, s'étonnera de la discordance entre le singulier affect et les pluriels affections et idées.

    Affect : du latin affectum, forme substantivée du verbe au nom charmant de supin. Elle envisage le procès signifié par le verbe en tant qu'accompli, résultat.

    Ici supin du verbe afficere (ad-facere) = amener à tel ou tel état. À l'état résultant que constitue l'affect peuvent concourir plusieurs choses qui affectent, plusieurs affections. C'est même le cas le plus fréquent, l'affect pur est rare.

    Les idées de ces affections : leurs images mentales, les figures qui en tracent la projection dans le psychisme* (à l'inverse donc du schéma platonicien).

    L'affect spinoziste participe ainsi à la fois du physique et du mental. C'est à ce titre qu'il constitue le rouage privilégié du système : l'idée de l'affection est le cheval de Troie à partir duquel se lance l'offensive adéquation, pour prendre le contrôle de l'immédiateté du ressenti, du perçu.

    Offensive dont le but est de passer d'un affect-passion à un affect-action.

    Quant aux deux binômes augmentent diminuent, aident répriment, le premier note l'intensité, le second la direction, de l'affect considéré comme une force au sens de la physique.

    La fin de la définition est comme un corollaire à la définition 2 vue la dernière fois. Là encore remarquons : action et passion ont des sens « géométrisés », étant ramenés à la question logique cause/effet.

     

    *L'objet de l'idée constituant l'esprit humain est le corps, autrement dit une manière de l'étendue précise et existant en acte, et rien d'autre. (Éthique Partie 2 prop.13)