Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le blog d'Ariane Beth - Page 246

  • La raison du roseau

    « … ceux qui aiment mieux maudire les affects et actions des hommes, ou en rire, que les comprendre. Ceux-là, sans aucun doute, trouveront étonnant que j'entreprenne de traiter des vices et inepties des hommes à la façon géométrique, et que je veuille démontrer par raison certaine ce qu'ils ne cessent de proclamer contraire à la raison, vain, absurde, horrible. »

    (Spinoza. Éthique introduction partie 3)

     

    Ici est posée une opposition fondamentale, moyennant une déclinaison de termes. Dans une colonne : maudire, rire, proclamer, vices, inepties, vain, absurde, horrible. Dans une deuxième en regard : comprendre, démontrer, raison, façon géométrique. Opposition, pour la schématiser, entre prégnance du non-sens et recherche de rationalisation.

    Comment Spinoza résout-il cette opposition ? Il la dissout (ainsi fait-il, et c'est la même chose, avec immanence et transcendance) (cf en particulier 27-05-13 épisode 6 de ma série sur l'Éthique)

    « Mais voici ma raison. (…) les lois et règles de la nature selon lesquelles toute chose se fait (…) sont partout et toujours les mêmes, et par suite il ne doit y avoir également qu'une seule et même raison qui permette de comprendre la nature des choses, quelles qu'elles soient, à savoir par les lois et règles universelles de la nature.

    Et donc les affects (…) suivent les uns des autres par la même nécessité et vertu de la nature que les autres singuliers ; et partant, ils reconnaissent des causes précises (…) et ont des propriétés précises (…)

    Je traiterai donc de la nature des affects et de leurs forces, et de la puissance de l'esprit sur eux, suivant la même méthode que j'ai utilisée dans ce qui précède à propos de dieu* et de l'esprit, et je considérerai les actions et appétits humains comme s'il était question de lignes, de plans ou de corps (figures en 3D). » (ibidem)

    Il n'y a pas d'ailleurs à la nature, pas de fonctionnement alternatif à ses règles et lois. En particulier l'être humain ne peut, dit-il dans une célèbre formule, se concevoir comme un empire dans un empire. L'humain, corps et psychisme, est régi par les lois homogènes à l'ordre naturel. Ses pensées, sentiments, sensations (tout comme matière inanimée, animaux, univers dans son ensemble) sont branchés sur l'unique logiciel-programme de la nature, qu'il appelle ici une seule et même raison.

    En clair mettons que nous pensions un soupçon plus que le roseau (autrement en tous cas), mais une chose est sûre : il participe de la même raison que nous.

    Or l'un des accès les plus simples et directs dont nous disposions vers l'unique raison est la logique mathématique, qui en est l'épure. D'où l'Éthique démontrée selon l'ordre géométrique.

     

    *Spinoza écrit Affect Esprit Dieu etc. J'enlève les majuscules partout pareil.

     

  • Philosophie pratique

    Spinoza n'était pas du genre à bricoler. Enfin si : on peut dire, en rigueur de termes, que quand il fabriquait des lentilles* c'était une sorte de bricolage. Mais un bricolage pro, excluant de polir le moindre tesson de verre sans avoir calculé l'angle exact d'application du geste en fonction de la convexité souhaitée.

    (Je dis ça en vrai j'en sais rien, mais ça m'étonnerait qu'à moitié, vu le bonhomme).

     

    Ce qui est sûr, c'est que son Éthique est une mécanique philosophique parmi les plus achevées qui aient été produites, une somme, si ce mot a un sens.

    On y trouve physique, métaphysique (ou plutôt antimétaphysique), politique, économie, mathématique, psychologie, philologie. Bon si on veut chercher un truc qui manque ce serait peut être l'esthétique. Quoique : l'écriture de certains passages, lumineuse, brûlante. Et son sens de l'humour (particulier il est vrai).

    On trouve tout ou presque, donc, et en plus c'est drôlement bien rangé, tout s'organise dans la démonstration qui court d'un bout à l'autre du livre.

    Démonstration-marathon certes, mais à l'architecture fascinante, prenante, telle la forêt de colonnes où l'on plonge en entrant dans la mosquée de Cordoue. C'est le rapprochement qui me vient, va savoir pourquoi.

    (Enfin si : contiguïté Espagne/Portugal d'où la famille Spinoza s'exile pour Amsterdam. Et à Cordoue vécut Maïmonide, autre lumière juive).

     

    Pourtant la forme mathématique ne doit pas faire négliger la charge concrète du mot démonstration. L'abstraction est au service du concret. La démonstration n'est pas celle du prof, mais du technicien qui vous montre le fonctionnement de l'aspirateur. Comme le dit Deleuze, Spinoza entend faire avec ce livre une philosophie pratique

    (folle ambition, hein ?)

    Démonstration de quoi ? « De la servitude humaine, autrement dit des forces des affects » (titre partie 4) auxquelles remédier au moyen « de la puissance de l'intellect, autrement dit, de la liberté humaine » (titre partie 5).

    L'éthique de Spinoza n'est pas un catalogue de préceptes moraux, ni un code de bonne conduite à proprement parler. Ce qu'elle propose de cet ordre, n'est que moyen au service d'un élan de libération.

    Du mécanisme de cette libération, l'étude des affects partie 3, au centre du livre, constitue logiquement le pivot. D'où l'intérêt de la regarder de près.

     

    *Ce ne fut pas vraiment son métier. Pour écrire les babioles philosophiques qu'il nous a laissées, faut pas être obligé de passer son temps à gagner sa vie. Un ami mécène épris comme lui de progrès et de lumière lui fit une petite rente qui lui permit d'écrire à sa guise (de toutes façons il vivait dans la sobriété heureuse style épicurien). (Cf Maxime Rovère Le clan Spinoza Champs Flammarion 2019)

  • Comme par la main

    « Ce qu'il y a de vif et de moelle est étouffé par (les) longueries d'apprêts (…) je veux qu'on commence par le dernier point (…) je ne veux pas qu'on s'emploie à me rendre attentif et qu'on me crie cinquante fois : 'Or oyez !' à la mode des hérauts »,

    dit Montaigne (Des livres, Essais II,10).

     

    Je partage son agacement devant les introductions. Au mieux on s'y ennuie, souvent on est vexé que l'auteur semble minorer votre aptitude à saisir son propos.

    Quand on connaît déjà un peu la question, l'agacement se mue en impatience (c'est bon, balance, t'as quoi à dire en fait?), voire en contestation (j'aurais pas dit ça comme ça, y en a qui disent que, et puis tu oublies ça etc.)

    Bref je ne te le cache pas, lecteur-trice, j'ai été fortement tentée de faire l'impasse. Mais ma fibre pédantesque (dirait Montaigne, je vais dire mon surmoi pédagogique) m'incite à faire un pas vers ceux qui par extraordinaire n'auraient pas pour livre de chevet l'Éthique (en latin).

    Faire un pas, ou plutôt les prendre comme par la main.

    Au fait figurez-vous j'ai découvert il n'y pas longtemps (je ne sais comment ça m'avait échappé jusqu'ici) que cette expression est aussi devinez chez qui ? Mais oui :

    Par cette variété et instabilité d'opinions, ils (les philosophes) nous mènent comme par la main, tacitement, à cette résolution de leur irrésolution. (Essais II,12 Apologie de R. Sebon)

     

    En fait le rapprochement mérite d'être creusé.

    Le propos de Montaigne est d'invalider une bonne fois la velléité dogmatique de la philo, celle-ci n'étant, à ses yeux, vraiment digne de ce nom que dans le scepticisme. Or oyez Spinoza :

    « J'en viens maintenant à expliquer les choses qui durent nécessairement suivre de l'essence de Dieu, autrement dit de l'Étant éternel et infini. Pas toutes, évidemment, car il dut en suivre infiniment d'une infinité de manières, nous l'avons démontré à la prop 16 part. 1, mais seulement celles qui peuvent nous conduire comme par la main à la connaissance de l'Esprit humain et de sa suprême béatitude. » (Éthique Introduction partie 2)

    Montaigne surfe sur la mouvance de l'irrésolution, Spinoza arrime sa tente en terrain sûr à coup d'essence, démonstration, connaissance.

    Incompatible ? Quoique ?

    Bon ben voilà côté intro y a déjà de quoi faire il me semble.

     

    Intro à quoi ? Ah oui, pardon : je te propose, lectrice-teur, un parcours dans la partie 3 de l'Éthique, intitulée De l'Origine & la Nature des Affects.

    Pourquoi encore l'Ethique ? Plus on lit plus on sait une chose : qu'il faut encore creuser. Pourquoi cette partie-là, je le dirai la prochaine fois. (Du coup ça te fera deux intros pour le prix d'une). (Surtout que ça ne te demande d'autre investissement qu'un peu de temps et d'attention) (avantageux, non ?)