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Le blog d'Ariane Beth - Page 402

  • Humilité ambitieuse

     

    Spinoza était-il humble ? Tout dépend de ce qu'on entend par là.

    À le lire, en particulier dans ses dialogues épistolaires, on est frappé par l'assurance dont il fait preuve au plan intellectuel. (Comme on l'a vu à propos de Descartes). Il doute rarement d'avoir raison.

    C'est simplement que dans son horreur du flou, il travaille à se donner les moyens de la certitude. Il définit, par un raisonnement rigoureux & géométrique, les contours d'une question, de façon à l'envisager « clairement et complètement ». Un binôme qui revient sous sa plume en leitmotiv.

    Une fois cette certitude acquise, à la sueur de son front c'est le cas de le dire, il n'hésite pas à faire preuve d'une certaine morgue, d'un agacement, envers les paresseux et/ou bourrins qui ne saisissent pas sa pensée.

    Il peut ainsi se payer le luxe d'une ironie mordante envers les cerveaux petits bras qui pensent court, qui pensent étroit, qui pensent vague et à peu près.

    D'un autre côté pourtant, il est parfaitement humble, au sens propre : il a les pieds bien sur terre (humilis vient du mot humus), il se sait humain tout simplement, et adhère joyeusement au réel.

    Il a l'humilité fondamentale de qui est conscient de l'inanité mensongère du concept de transcendance.

    Mais je lui laisse plutôt la parole.

    « La Satisfaction de soi* est une Joie (cf Désir) née de ce qu'un homme se contemple lui-même ainsi que sa puissance d'agir. » (Éthique P3 déf 25)

    *acquiescentia in se ipso = je suis qui je suis et ne cherche pas à aller voir ailleurs si j'y suis. L'AISI est en somme l'inverse de ce qu'en psychanalyse on appelle faux self.

    « L'Humilité est une Tristesse qui naît de ce qu'un homme contemple son impuissance ou sa faiblesse. (26)

    L'Abjection (= dire laissez tomber, je vaux pas le détour) est de faire de soi, par Tristesse, moins de cas qu'il n'est juste. (19). 

    Explication déf 19 : Du reste ces affects, l'Humilité et l'Abjection, sont rarissimes. Car la nature humaine, en soi considérée, déploie tous les efforts qu'elle peut ;

    si bien que ceux qu'on croit abjects et humbles au plus haut degré sont en général ambitieux et envieux au plus haut degré. »

    Pas à dire il connaît son monde, Monsieur Spinoza. Comment a-t-il fait pour voir cela avec tant de pertinence, lui qui n'a pas, comme les moralistes tels Pascal ou La Rochefoucauld, fréquenté les salons?

    Faut croire que contempler les araignées vous tuyaute tout autant sur les singeries des tartufes. Il révèle ici, anticipant le diagnostic nietzschéen sur la généalogie de la morale, la motivation cachée.

    L'humilité mal comprise n'est que déception de soi, ressentiment contre ses ratages, retournement de l'ambition et désir d'être quelqu'un en l'amertume de se considérer comme une nullité.

    Motivation cachée, et souvent d'abord à soi-même. Car notons avec Freud l'apport du sentiment inconscient de culpabilité dans ce processus.

    "L'Humanité ou Retenue (modestia) est le Désir de faire ce qui plaît aux hommes et de s'abstenir de ce qui leur déplaît." (43) 

    Voilà qui est assez raccord à primum non nocere. (cf 25-12-15). Entre nous je ne suis pas mécontente de me découvrir aussi cohérente.

    Soit dit en toute modestia, naturellement.

     

     

  • Générosité bien ordonnée

     

    « Par Vaillance, j'entends le Désir par lequel chacun s'efforce de conserver son être sous la seule dictée de la raison.

    Et par Générosité, j'entends le Désir par lequel chacun, sous la seule dictée de la raison, s'efforce d'aider les autres hommes et de se les lier d'amitié.

    Et donc les actions qui visent uniquement l'utilité de l'agent, je les rapporte à la Vaillance, et celles qui visent aussi l'utilité d'autrui, je les rapporte à la Générosité. »

    (Éthique, scolie de la proposition 59 partie 3)

    Vaillance traduit animositas, mot formé sur animus = souffle. L'animositas de chacun, c'est sa façon propre d'avoir du souffle, ce qui l'anime profondément, l'énergie qu'il déploie à exister.

    Oui mais sous la seule dictée de la raison : inattendu, non ? En quoi la vaillance à vivre est-elle du ressort de la raison ?

    Quant à être de son ressort exclusif, sous sa seule dictée ...

    Voilà une proposition à première vue contre-intuitive. Le mot utilité fournit un éclairage. La raison dont il s'agit procède d'un calcul, de l'établissement du ratio bénéfice/risque.

    Cela peut entre autres se reformuler en termes freudiens. La vaillance spinoziste n'obéit pas au principe de plaisir, mais au principe de réalité.

    Ce qui est au demeurant logique vu la place fondamentale du concept de réalité dans l'Éthique.

    De plus rappelons que Freud n'oppose pas principe de plaisir et de réalité, mais les articule : le principe de réalité est la continuation du principe de plaisir par d'autres moyens.

    « Conserver son être » c'est à dire satisfaire à son conatus (voir ce mot), passe en mode primaire par le principe de plaisir, qui très vite rencontre ses limites. Alors l'énergie du conatus enclenche automatiquement le moteur secondaire du principe de réalité.

    La vaillance n'a d'autre choix que réaliser la synthèse des motions de plaisir sous le nécessaire primat du principe de réalité, sous la seule dictée de la raison.

    Le mot générosité, generositas, appartient à la famille de genus = genre, espèce. Elle correspond donc non plus à la logique de survie ou de désir d'un individu pris isolément, mais à celle de l'ensemble humain.

    On voit plus immédiatement ici le rapport à la dictée de la raison. A priori on se dit pas besoin d'être Einstein ni Spinoza pour comprendre que l'humanité ne peut survivre que par l'aide mutuelle entre ses membres.

    Quoique. Visiblement y en a plein qu'ont pas encore saisi le concept. C'est qu'il y a un pas décisif à franchir, le pas proprement politique.

    Comprendre que vaillance et générosité ne tiennent l'une et l'autre qu'à condition d'aller dans le même sens. Les deux sont en synergie ou ne sont pas.

    " À l'homme donc, rien de plus utile que l'homme. (…)

    D'où il suit que les hommes, que gouverne la raison, c'est à dire les hommes qui cherchent leur utile sous la conduite de la raison, n'aspirent pour eux-mêmes à rien qu'ils ne désirent pour les autres hommes,

    et par suite ils sont justes, de bonne foi et honnêtes." (Scol prop 18 Part 4) 

    CQFD voilà c'est dit.

    1) Pas besoin de sondages pour voir que le gouvernement par la raison n'est pas, disons, plébiscité partout.

    2) Spinoza n'envisage pas optimisme idéaliste & générosité sacrificielle, mais  pessimisme réaliste et calcul égoïste.

    Il s'agit juste d'essayer d'être moins suicidairement cons. Ce qui met cette éthique à la portée de chacun d'entre nous.

    Quoique ?

     

  • Fabricius

    « Spinosa n'eut pas plutôt publié quelques uns de ses ouvrages, qu'il se fit un grand nom dans le monde, parmi les personnes les plus distinguées, qui le regardaient comme un beau génie & un grand philosophe. »

    (Vie par Colerus)

    Les personnes les plus distinguées : qu'est-ce à dire ? Colerus entend par là ce qu'aujourd'hui on nommerait les élites. Les gens qui ont du pouvoir et sont en vue.

    Pouvoir et distinction qu'ils doivent à leurs éminentes qualités morales, intellectuelles, artistiques …

    Non je plaisante évidemment. De quoi élites est-il le nom ?

    D'élus politiques sondagisés, de dirigeants z'et actionnaires de grands groupes, d'artistes marketés, de buzzant gazettiers z'et tautoproclamés z'intellectuels.

    Bref le mot élites fait de toute évidence référence à l'aptitude à aller dans le sens du vent de façon à se placer du côté du manche.

    Autrement dit son synonyme le plus exact serait, aujourd'hui comme alors, « conformes ».

    Il y eut bien sûr des personnes réellement distinguées pour percevoir la valeur de Spinoza, parmi ses pairs, savants, philosophes. Ceux-là firent ce qu'il convient : entrer avec lui dans un fécond dialogue.

    Ici rien à voir, le distingué en question est « Monsieur Stoupe Lieutenant Colonel d'un régiment suisse au service du Roi de France (qui) commandoit dans Utrecht en 1673 »

    et qui « avait d'autant plus envie de l'y attirer que le Prince de Condé qui prenait alors le gouvernement d'Utrecht, souhaitait fort de s'entretenir avec Spinosa. » (pour lui proposer l'octroi d'une pension).

    Le passage de Spinosa à Utrecht le fit mal voir par les gens de la Haye, because relations & allégeances plus embrouillées que ça tu meurs entre princes rivaux se disputant l'Europe.

    Or en plus dit Colerus on n'est pas sûr qu'il ait vraiment parlé avec Condé. C'est ballot faut bien le dire.

    Un cran au-dessus de Stoupe sinon de Condé, « l'électeur palatin Charles Louis, de glorieuse mémoire, informé de la capacité de ce grand philosophe, voulut l'attirer à Heidelberg pour y enseigner la philosophie ».

    Il charge le « célèbre Docteur Fabricius, professeur en théologie bon philosophe et l'un de ses conseillers, d'en faire la proposition à Spinosa ». Il pourra enseigner tout ce qu'il veut, sauf à aller « contre la religion établie par les lois ».

    Pour l'amadouer Fabricius le « régale du titre de Philosophe très célèbre & de génie transcendant. » Avec ça, on fait dire ce qu'on veut à n'importe quelle élite conformée, qu'il se dit le Fabrice.

    Mais Spinoza, lui, vit là « une mine qu'il éventa aisément. »

    Non merci, répondit-il, j'ai pas le temps, enseigner c'est pas mon truc, tout ça.

    «De plus je fais réflexion que vous ne me marquez point dans quelles bornes doit être renfermée cette liberté d'expliquer mes sentiments, pour ne point choquer la religion. »

    Malin, non ? Retour à l'envoyeur, arroseur arrosé. Ce pauvre Fabricius n'a plus qu'à la fermer s'il veut pas d'embrouilles.

    Fallait pas se frotter à Spinoza l'affûté, mon pauvre vieux.

    Moralité avec du miel on attrape les mouches à buzz, mais pas un spécialiste en stratégie de l'araignée. L'observation des prédateurs fait la survie des proies.

    D'où la devise de Spinoza : Caute (= attention !)