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Le blog d'Ariane Beth - Page 53

  • Son soleil sur les méchants (4/9)

    « Heureux ceux qui font œuvre de paix : ils seront appelés fils de Dieu. » (Mtt 5, 9)

    D'emblée cette formule pose une question : fils de Dieu (filles), ne l'est-on pas de toutes façons, si l'on conçoit un dieu créateur, père (ou mère, puisque matriciel cf la dernière fois) ? Faut-il alors comprendre ici : être appelé fils de Dieu c'est faire honneur à ce nom ?

    Faire œuvre de paix ratifierait le label de qualité « made in God » que le texte biblique appose à l'humanité : Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il les créa ; mâle et femelle il les créa (Gen chap I, 27).

    Mais alors logiquement on doit en déduire que la paix est dans sa nature, à Dieu. Elle est dans son ADN, elle qui permet d'identifier l'humain comme son enfant.

    Et là on tombe sur un gros hic : historiquement et aujourd'hui encore, l'œuvre de paix des différentes religions n'est pas toujours disons évidente ...

    OK je ne veux pas être de mauvaise foi : des faiseurs de paix parmi les adeptes des religions « y en a aussi »*. Oui, ceux, celles qui conçoivent leur dieu à leur image d'humanistes.

    Mais bon inutile d'épiloguer. Puisqu'il s'agit d'agir, de faire, d'oeuvrer, laissons les pourquoi et regardons le comment. Pour faire la paix, comment on fait ?

    Ah oui du coup faut se demander d'abord : c'est quoi la paix ? (J'aurais dû commencer par là, heureusement qu'on n'est pas dans une dissert du bac philo).

    On dit souvent : la paix, c'est ce qu'on fait avec ses ennemis. Qu'est-ce qu'un ennemi ? Quelqu'un qui vous veut du mal et/ou à qui vous voulez du mal.

    Il est important de voir la réciprocité de relation. Car c'est à partir de cette réciprocité négative que la positive se construira. Cela rejoint ce qu'on a vu la dernière fois de la miséricorde mutuelle venant se substituer à la violence mutuelle du talion.

    Le texte le réaffirme un peu plus loin.

    « Vous avez appris qu'il a été dit : ''Tu aimeras ton prochain'' et tu haïras ton ennemi. Et moi je vous dis : aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d'être vraiment les fils de votre père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes. Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense allez-vous en avoir ? (…)

    Vous donc vous serez ''parfaits'' comme votre père céleste est parfait. » (Mtt 5, 43-48)

    Remarquons que « tu haïras ton ennemi » n'est pas présenté comme une citation directe, mais comme un corollaire éventuellement déductible du commandement d'amour du prochain. Casser cette corrélation est le premier travail des constructeurs de paix, travail qui commence donc dans l'interprétation du texte.

    C'est contre cette corrélation que le rabbi Jésus livre ici son interprétation. Elle n'est pas facile à entendre. On peut essayer de la rapprocher de ce nous avons déjà lu.

    Récompense, plus précisément salaire. Le sens de la question est « Qu'y gagnerez-vous ? » L'idée est bien, comme dans la contestation du talion, de sortir du "jeu à somme nulle" dans les relations humaines, et au contraire de faire advenir une plus-value, un gain.

    Cf encore Spinoza : la recherche d'une augmentation de puissance, mais une puissance bien paradoxale.

     

    *Dans une séquence d'anthologie où les Tontons flingueurs trinquent avec une gnôle plutôt raide, l'un d'eux hasarde « y a de la pomme, non ? » À quoi un autre réplique « y en a aussi ».

     

  • Donne (3/9)

    « Heureux les miséricordieux : il leur sera fait miséricorde. »

    (Mtt 5, 7)

    La miséricorde, comme la douceur, est un terme qui mérite d'être débisounoursé. Son étymologie dit le fait d'avoir un cœur sensible à la misère, aux malheureux. Un cœur de chair et non un cœur de pierre.

    Le miséricordieux, la miséricordieuse, est, ou se rend, perméable aux affects de souffrance d'autrui. Une perméabilité qui signe son aptitude à la fraternité humaine.

    On peut ajouter : ce n'est pas mal non plus d'être perméable aux affects de joie. Côté fraternité, la co-réjouissance vaut tout autant que la compassion, et peut être même est-elle encore plus éthique. Compatir, plaindre l'autre qui souffre, peut nous placer inconsciemment (ou pas) en position de supériorité : un petit soupçon de gain d'ego. Mais partager la joie d'autrui a quelque chose de vraiment gratuit. Enfin, il me semble.

     

    Chouraqui (traduction citée cf 1/9) dit « heureux les matriciels ». Il commente « matriciels : ceux qui se conduisent comme YHWH, donneur et gardien de la vie ».

    Matriciel c'est assez moche comme terme, mais ça présente l'avantage de féminiser cette béatitude. Non que les femmes aient le monopole du cœur.

    Mais donner et garder la vie, veiller sur la vie, prendre soin de la vie, c'est quand même plutôt la part disons féminine en chacun et chacune de nous, qui s'y prête le plus spontanément et avec le plus de persévérance.

    Sans compter qu'historiquement, ce sont davantage les femmes qui ont assumé cette fonction (ou y ont été assignées). En tous cas le soin de la vie est très largement passé par elles.*

     

    Remarquons surtout que la formulation de cette béatitude implique une réciprocité, un échange équitable dans notre commerce humain. Miséricorde pour miséricorde. Une réciprocité positive, mise en regard de la réciprocité strictement (durement, violemment) égalitaire du talion. Et forcément, la positivité excède la stricte égalité.

    « Vous avez appris qu'il a été dit ''œil pour œil dent pour dent''. Et moi je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire si quelqu'un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l'autre. À qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau. Si quelqu'un te force à faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. À qui te demande, donne ; à qui veut t'emprunter, ne tourne pas le dos. »

    (Mtt 5, 38-42)

    Un passage qui a suscité nombre d'interprétations. Pour ma part je suis sensible à celles qui y voient une sorte de pari, une prise de risque qui peut amorcer la pompe d'un courant vers la générosité, la clémence, la miséricorde.

    Quelque chose de l'ordre de la non violence gandhienne, exemplairement assumée par d'autres ensuite, tel Nelson Mandela.

    Un risque certes, et pas mince, un risque parfois mortel pour ceux qui le prennent. Mais aussi un bon calcul pour tout le monde.

    Car à voir ce que donne la spirale de vengeance indéfinie qu'implique le talion, gageons qu'on n'aurait pas trop à perdre à l'essayer, pour de bon, la miséricorde …

     

    *Bon oui, avec toutes les précautions qu'il convient pour manier ces questions. Mais quand même. Voir à ce propos le livre édifiant de Lucile Peytavin où elle démontre « Le coût de la virilité » (Anne Carrière 2021) imposé à la société par un comportement (prétendu viril) déficitaire en « matriciel ».

     

  • La terre en partage (2/9)

    « Heureux les doux : ils auront la terre en partage. » (Mtt 5, 4)

    Oui, je sais, lecteur attentif, lectrice précise, cette béatitude n'est pas la première du texte. Mais j'ai décidé d'en faire la lecture dans l'ordre où elles me « parlent », ici, maintenant.

    Ces mots me sont revenus l'autre nuit, en regardant par la fenêtre. Tout était calme, pas un piéton, pas une voiture, le ciel d'un bleu profond. À le contempler, j'éprouvais une sensation de consentement. Sensation de faire corps avec le moment, dans ce temps, dans ce lieu exactement. C'est ainsi que je traduirais ils auront la terre en partage : ils feront corps avec le monde.

    La joie provoquée par la sensation de faire corps avec le monde, de lui être relié, vient de ressentir le monde comme le lieu où tout est posé, à sa place. Ce qui provoque en retour le sentiment d'être, soi aussi, à sa place.

    Ainsi cette béatitude de douceur rejoint à mon sens la synergie de deux concepts spinozistes* : l'amor dei intellectualis et l'acquiescentia in se ipso. (que j'abrévie en ADI et AISI)

     

    L'ADI définit la modalité d'être quand on la considère sous sa face disons externe de raccordement au monde et aux vivants.

    « Amor dei intellectualis, l'amour intellectuel de l'esprit envers dieu** est l'amour-même de dieu dont dieu s'aime lui-même (…) De là suit que dieu, en tant qu'il s'aime lui-même, aime les hommes, et par conséquent, que l'amour de dieu envers les hommes et l'amour intellectuel de l'esprit envers dieu est une seule et même chose. » (Éthique part.5 prop.36 et coroll).

    « Par là s'éclaire pour nous comment et de quelle façon notre esprit suit de la nature divine selon l'essence et l'existence et dépend continuellement de dieu » (scolie prop.36 part.5)

     

    L'AISI est la modalité d'être en sa face intérieure, dit Spinoza.

     « La joie qu'accompagne l'idée d'une cause intérieure, je l'appellerai satisfaction de soi (acquiescentia in se ipso), et la tristesse qui lui est contraire, repentir (penitentia). » (part.3 scolie prop.30)

    C'est donc le fait d'adhérer tranquillement à soi, sans « repentir », ce désaccord de soi qui évoque le ressentiment nietzschéen. L'AISI est donc assez aisé à comprendre.

     

    Mais l'ADI c'est plus complexe. Voici comment je comprends : c'est un affect qui porte à la conscience du lien mutuel entre soi et dieu/nature/espace-temps* dans tout son déploiement.

    Adhésion rationnelle, affective, sensitive, à la fonction vie dans toutes les valeurs qu'elle prend. Non pas acquise une fois pour toutes, mais à renouveler dans le concret de chaque instant, occasion, relation, dans un perpétuel mouvement d'ajustement entre ce qu'il y a et ce que je suis.

    Ajustement ne signifie pas acceptation passive, et douceur n'est pas mollesse, veulerie, résignation. Elle consiste à ne pas se raidir contre les gens, les choses, les événements, à les recevoir en souplesse, bref à ne pas en être heurté inutilement. Pour autant on n'accepte pas tout et n'importe quoi.

    La douceur n'empêche pas de résister au besoin, quand des gens, des événements, perturbent la paix, la beauté du monde, et la possibilité du faire corps avec lui, en perturbent précisément la douceur.

    Être doux c'est vouloir avoir la terre en partage, la vouloir toute à tous. Et non rendue inhabitable par des hommes infréquentables.

     

    **Rappelons que pour Spinoza « dieu » c'est deus sive natura, dieu ou bien la nature.

    *Les lecteurs fidèles se souviendront peut être de mes différents parcours sur l'Ethique, le premier remontant à 2014 (ça ne nous rajeunit pas ...)