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Le blog d'Ariane Beth - Page 55

  • Le sol glissant d'une question théologique

    Sur quoi porte exactement l'opposition enfin patente des deux hommes ? Quel en est l'enjeu ?

    « Avec sa connaissance extraordinaire du sujet, Érasme a choisi pour ce duel, au lieu du terrain solide d'une conviction, le sol glissant d'une question théologique, sur lequel cet homme à la poigne de fer ne saurait le vaincre et où il se sait couvert par l'invisible protection des plus grands philosophes de tous les temps.

    Le problème dont Érasme fait la base de cette polémique est celui de toute théologie : c'est l'éternelle question du libre arbitre. Pour Luther, qui a adopté la sévère doctrine augustinienne de la prédestination, l'homme demeure l'éternel prisonnier de Dieu. (...) il n'est point de bonnes actions, de repentir qui peuvent le racheter ni le délivrer des liens de la prédestination, il n'appartient qu'à la grâce divine de guider un homme dans le droit chemin. (…)

    Érasme, l'humaniste, ne peut admettre une telle façon de voir, lui qui considère la raison humaine comme une force sacrée, comme un don de Dieu. Un fatalisme aussi rigide doit profondément choquer celui qui a la conviction inébranlable que non seulement l'individu, mais encore l'humanité tout entière pourrait, par l'éducation, s'élever sans cesse moralement. »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 9 Le grand débat)

     

    Cette question du libre arbitre apparaît au premier abord assez vintage dans nos sociétés occidentales sécularisées.

    Mais d'une part il suffit d'élargir un tant soit peu la perspective pour constater qu'elle reste posée dans les modes fondamentalistes des religions, qui minorent voire rejettent la raison humaine, la liberté personnelle de décision et d'action, bref continuent à faire de l'homme (de la femme surtout) l'éternel prisonnier de Dieu. Ou disons plus justement : de sa volonté supposée, dont les chefs religieux s'autoproclament interprètes exclusifs pour leur plus grand profit et pouvoir.

    D'autre part on peut envisager la question sur un plan plus séculier, ce que tente de faire Zweig : « De nos jours nous traduirions ainsi cette conception (luthérienne) : notre destin est soumis à l'hérédité, à l'influence des astres, (rajoutons à celle des rapports sociaux), la volonté de l'individu est sans pouvoir tant que Dieu n'intervient pas. »

    Par ailleurs Érasme s'emploie surtout à dépassionner le débat, à en relativiser l'enjeu, à chercher des formulations de compromis.

    « Je me rallie à l'opinion de ceux qui accordent un certain crédit au libre arbitre et un plus grand à la grâce, mais il ne faut pas qu'en cherchant à éviter le Scylla de l'orgueil, nous soyons entraînés dans le Charybde du fatalisme ».

    Si c'est pas ménager la chèvre et le chou, ça, hein ?

    C'est que, argumente-t-il, pourquoi « mettre le monde en ébullition à cause de quelques paradoxes » ?

     

  • Ses croisées impitoyablement closes

    « Ils ont les mains propres mais ils n'ont pas de mains. » Lapidaire sentence sartrienne sous le coup de laquelle peut tomber Érasme, peut être.

    Pas de mains, au point de ne pas tout simplement tendre la main à son ancien ami Ulrich von Hutten.

    Celui-ci avait épousé dès la première heure les thèses érasmiennes, mettant sa plume au service de la conciliation. Mais à un moment les excès de la papauté le firent quitter la neutralité :

    « Il ne veut plus se contenter de combattre pape et papisme armé de sa seule plume, il veut aussi employer son épée. Et bien qu'écrivain latin couronné de lauriers, il abandonne la langue savante et recourt à l'allemand dans son appel aux armes pour la défense du nouvel Évangile. »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 8 La lutte pour l'indépendance)

    Il se retrouve proscrit et pourchassé à la fois par l'empereur et par le pape. Sachant Érasme installé à Bâle, il vient lui demander asile.

    « L'univers est alors témoin d'un pénible spectacle (…) un malade qui inspire la commisération : c'est le poète Ulrich von Hutten (…) qui passe et repasse devant la demeure de son ami d'autrefois. (…) Tel un escargot au fond de sa coquille, Érasme, le fragile vieillard, se tient assis derrière ses croisées impitoyablement closes. »

    Cet épisode est sans doute celui que Zweig considère avec le plus de sévérité. Pour lui, si fidèle en amitié, cet abandon témoigne d'une scandaleuse inhumanité chez cet humaniste revendiqué.

    Finalement recueilli par Zwingli, Von Hutten va mourir de maladie. Mais avant il lancera un pamphlet contre Érasme, le mettant au défi d'accorder enfin sa conscience et ses actes. En substance il lui dit : puisque Luther te paraît dangereux, combats-le vraiment.

    Sauf que ton problème, ajoute-t-il, sera qu'alors « Une partie de toi-même ne se tournera pas tant contre nous que contre tes écrits d'autrefois (…) tes propres ouvrages se combattront entre eux. »

    Il met ainsi Érasme devant une question qu'il a cherché à fuir : et si sa neutralité, loin de servir son idéal, en était la défaite, le masque piteux d'un renoncement ?

    Et c'est ainsi que l'escargot sortira de sa coquille, le renard de sa renardière.

    « Avant d'être terrassé par la mort (…) il (von Hutten) a réussi ce qu'empereur et rois, papes et évêques n'avaient pu faire avec tout leur pouvoir : le feu de ses sarcasmes a enfumé Érasme dans sa renardière. (…)

    Défié publiquement, accusé devant l'univers de versatilité et de poltronnerie, il faut à présent qu'Érasme montre qu'il n'a pas peur de s'expliquer avec le plus puissant de tous les adversaires, avec Luther ; il faut qu'il adopte une couleur, qu'il prenne position. (…)

    Sans joie, sans regret, il entre dans le combat qu'on lui impose. Et quand en 1524, il remet enfin à l'imprimeur l'ouvrage qu'il a écrit contre Luther, il pousse un soupir de soulagement : Alea jacta est ! »

     

  • Homo pro se

    « Érasme a trouvé dans l'art, dans la science, dans son travail, un refuge où il est à l'abri des querelles religieuses. Il est écoeuré de tout ce bruit et de toutes ces luttes (…)

    Mais (…) il y a des époques où la neutralité est considérée comme un crime ; en ces moments d'exaltation politique, le monde exige qu'on se déclare franchement pour ou contre, luthérien ou papiste. (…) Le lot des neutres est toujours d'être mêlé aux conflits les plus terribles. »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 8 La lutte pour l'indépendance)

     

    Zweig pense évidemment dans ces lignes à son Autriche natale. Dans sa lucidité, il ne s'aveugle pas sur le péril nazi, qui va balayer la prudente neutralité autrichienne. Il sait qu'elle sera mêlée malgré elle (disons plutôt malgré une partie d'elle, car certains n'ont eu aucun état d'âme à faire allégeance au nazisme) aux conflits les plus terribles dont il pressent l'imminence.

    « Érasme ne veut plus habiter une ville aux sentiments catholiques trop prononcés* ni une ville ardemment protestante : ce qu'il lui faut c'est la neutralité. Il se réfugie dans l'éternel asile de l'indépendance : la Suisse. (…) Bâle sera la grande halte de sa vie. Il vivra là huit années, plus longtemps que partout ailleurs. (…)

    C'est là qu'Érasme a écrit une grande partie de ses plus beaux ouvrages (…) c'est là qu'il achève l'édition des Pères de l'Église, c'est de là qu'il envoie dans le monde entier une nombre incalculable de lettres ; c'est là que, retranché dans sa citadelle, il crée, loin du bruit, œuvre sur œuvre. »

    Mais « quand un monde se déchire, la déchirure atteint chaque individu » et d'autant plus quand il s'agit d'un individu important.

    « Un homme tel qu'Érasme est trop exposé à la curiosité publique, sa parole est de trop de poids pour que les gens des deux partis veuillent renoncer à son autorité.(...) C'est à ce moment qu'apparaît dans tout son éclat la valeur véritable de cet homme. »

    En quoi consiste cette valeur ? À ne pas céder sur la neutralité, à tenir bon dans le refus de l'esprit de parti.

    « C'est précisément cette partialité, ce point de vue exclusif qui répugnent à l'honnêteté d'Érasme. Il ne peut défendre l'Église des papes d'un cœur sincère, car il est le premier, dans cette lutte, à avoir blâmé ses abus, à en avoir réclamé la réforme ; il ne veut pas non plus s'engager complètement envers les protestants qui n'apportent pas au monde son idée de la paix chrétienne, mais qui sont devenus au contraire des zélateurs farouches. »

    D'un cœur sincère, complètement. Ces expressions disent bien ce qui est en jeu pour Érasme : son intégrité personnelle, le fait d'être et de rester uniquement et totalement lui-même. C'est elle, cette intégrité, qui est finalement, profondément, son seul objet possible d'engagement.

    Telle est la constatation de Zweig dans sa méditation sur la vie de cet homme. En témoigne la citation qu'il met en exergue du livre :

    « Je cherchais à savoir si Érasme de Rotterdam était de ce parti-là mais quelqu'un me répondit : ''Erasmus est homo pro se''. » (Epistolae obscurorum virorum 1515)

    « Un homme de son propre parti », avec pour programme rester propre, de garder les mains propres.

    Au risque d'encourir le jugement de Hoederer « Ils ont les mains propres, mais ils n'ont pas de mains. » (J.P. Sartre Les mains sales)

     

     

    *Il s'était installé à Louvain, où l'université catholique le considérait trop proche de la peste luthérienne.