Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le blog d'Ariane Beth - Page 58

  • Cet admirable déguisement

    « De simples désaveux et de stériles critiques ne correspondent en rien aux tendances d'esprit d'Érasme ; quand il dénonce un manquement, il le fait pour en exiger la réparation ; jamais il ne blâme pour le vain plaisir de blâmer. (…) De même que la Renaissance exprime un rajeunissement magnifique des lettres et des arts grâce au retour à l'idéal antique, de même Érasme espère épurer l'Église (…) ''en mettant au jour ce Christ enfoui sous les dogmes''. (…)

    Mais, par essence, l'humanisme n'est jamais révolutionnaire et si Érasme, lorsqu'il soulève ces questions, rend à la Réforme religieuse les plus grands services et lui prépare le chemin, sa nature indulgente, extrêmement pacifique, recule avec effroi devant l'éventualité d'un schisme officiel. Érasme ne tranchera jamais avec la violence d'un Luther, d'un Calvin ou d'un Zwingli, qui coupent court à toute contradiction sur ce qui est bien ou mal (...) »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 5 Années de célébrité)

     

    Avec violence, non. Mais il saura user de sa verve pamphlétaire et polémique à maintes reprises. Et en particulier dans l'œuvre qui a fait sa gloire, la seule à vrai dire qu'on lise encore aujourd'hui.

    « De même que l'artiste crée d'une main plus sûre lorsqu'il façonne une chose dont il est privé, qu'il désire vivement, de même cet homme raisonnable par excellence était tout indiqué pour composer cet hymne joyeux à la folie et pour se moquer de la façon la plus géniale des adorateurs de la pure sagesse.

    Il ne faut pas non plus se laisser abuser par cet admirable déguisement sur les vraies intentions de ce livre. Car l'Éloge de la Folie fut sous son masque de carnaval un des ouvrages les plus dangereux de son temps ; ce qui aujourd'hui peut ne nous sembler qu'un feu d'artifice fut en réalité une explosion qui ouvrit la voie à la Réforme. Laus Stultitiae appartient aux pamphlets les plus efficaces qui furent jamais écrits. »

     

  • D'une finesse souveraine

    « Il avouait volontiers qu'il n'y avait pas trace ni dans son corps ni dans son âme de la substance avec laquelle la nature fait les martyrs ; mais il s'était fixé une ligne de conduite conforme à l'échelle de Platon : l'amour de la justice et l'esprit de tolérance y figurent au premier rang des vertus humaines, le courage ne vient qu'ensuite. »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 4 Portrait)

     

    Question : la substance qui fait les martyrs est-elle à rapporter à la nature ? N'y a-t-il pas là au contraire quelque chose de profondément opposé à la nature (et pas seulement la nature humaine) ?

    Du moins si l'on admet avec Spinoza de caractériser toute substance par son conatus perseverare in suo esse. Son effort, sa tendance, sa programmation fondamentale à persévérer dans son être. (Et perso j'avoue Spinoza me convainc).

    Pour faire les martyrs, il faut un bug dans ce programme de base. Il faut y introduire un cheval de Troie, le plus souvent une idéologie prônant le sacrifice de soi au service d'une « cause » posée en absolu, au mépris de la justice et de la tolérance (à son propre égard autant qu'à celui d'autrui). Autrement dit un fanatisme.

    Le fanatisme produit ses martyrs, qui sont les bourreaux des martyrs du fanatisme d'en face (cf Question douloureuse 17 nov). Un jeu à somme nulle dont l'absurdité révèle l'intolérance source de toutes les autres : l'intolérance à la raison, la détestation nihiliste de la raison.

     

    Et côté courage, Zweig crédite au moins Érasme (et lui avec) de celui-ci :

    « La plus haute preuve de courage qu'ait donnée Érasme, c'est sa franchise à ne pas rougir de sa poltronnerie (c'est d'ailleurs une forme de l'honnêteté très rare à toutes les époques)*. Un jour qu'on lui reprochait avec grossièreté son manque de bravoure, il fit cette réponse d'une finesse souveraine : ''Voilà qui serait un terrible reproche si j'étais un mercenaire. Mais je suis un savant et la paix est nécessaire à mes travaux.'' »

     

    *Voilà : ça, c'est fait.

     

  • Le noir fléau

    « Dans un monde grossier, à une époque où l'on néglige complètement son corps, cet hygiéniste solitaire fait des efforts désespérés pour trouver cette propreté qu'il réalise en tant qu'artiste, en tant qu'écrivain, dans son style, dans son œuvre ; les besoins de son organisme nerveux sont de plusieurs siècles en avance sur ceux de ses contemporains, solidement charpentés, à la peau épaisse et aux nerfs d'acier. »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 4 Portrait)

     

    Nul doute que, de façon intime, Zweig a ici en tête le paradigme nazi qui oppose le surhomme aryen au Juif qui serait faible et délicat.

    Mais il est intéressant de voir comment il renverse les choses, faisant d'une fragilité le signe d'une force supérieure, d'un progrès dans l'humanité.

    Zweig ne cache cependant pas les ombres au tableau. Cette fragilité, pour humanisante qu'elle soit, s'accompagne d'un comportement précautionneux qui confine au manque de courage. (Bien humain lui aussi).

    « Ce qu'il craint par dessus tout c'est la peste qui étendait alors ses ravages de pays en pays. À peine vient-il d'apprendre que le noir fléau a fait son apparition à une distance de cent kilomètres qu'un frisson le parcourt ; vite, il plie bagages (…) Il se sentirait diminué à ses propres yeux s'il voyait son corps couvert de vermine, de dartres, d'abcès, de pustules (…)

    En honnête réaliste, il ne rougit pas le moins du monde d'avouer que '' le seul nom de la mort le fait trembler'' ; comme tout homme qui aime travailler et estime son travail, il ne veut pas être victime d'un accident stupide, d'une épidémie absurde (…) Son genre de vie ressemble à une retraite défensive, où il essaye de sauvegarder la tranquillité, la sécurité et l'indépendance nécessaires au seul bonheur de sa vie : le travail. »

    Même superposition dans ce passage entre les deux époques. En filigrane de la peste noire, les nazis à l'uniforme noir orné de têtes de morts, un noir fléau propageant à travers l'Europe et le monde une épidémie absurde. Comme est absurde, littéralement insensée, toute attaque contre l'humanité en l'être humain.

    Autant que la fuite d'Érasme, c'est la sienne que Zweig argumente*, en la présentant comme le choix d'un honnête réaliste : il sera plus utile vivant à continuer à travailler pour l'humanisme que mort en martyr de ses convictions.

    « (Érasme) a réussi ce tour de force : permettre au fragile véhicule qu'était son corps de traverser d'une façon supportable, pendant soixante-dix ans, l'époque la plus tumultueuse et la plus brutale de toutes et conserver le seul bien auquel il ait véritablement tenu : la clarté du jugement et une entière liberté d'esprit. »

     

    *Zweig a quitté l'Autriche dès 1934, sans aucune illusion sur l'inéluctabilité de l'Anschluss de son pays, le projet de guerre des nazis, leur obsession anti-juive et anti-intellectuels, doublement menaçante pour lui. Il vivra à Londres, puis aux USA, et finalement au Brésil, où il se suicidera en 1942.