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Le blog d'Ariane Beth - Page 56

  • En cette heure décisive

    « L'heure historique de Worms* vient de sonner. (…) Le second jour, Luther prononce son fameux : ''Je ne puis parler autrement.'' Et le monde est déchiré en deux : pour la première fois depuis Jean Hus, un homme a refusé d'obéir à l'Église en présence de l'Empereur et de la cour assemblée.

    Un léger frisson gagne les courtisans, on chuchote, on s'étonne de l'insolence de ce petit moine. Mais en bas les lansquenets font une ovation à Luther. Présagent-ils qu'un bon vent va souffler pour eux ? Ces oiseaux des tempêtes sentent-ils l'approche de la guerre qui vient ? »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 7 Le grand adversaire)

     

    Mais en bas les lansquenets. Zweig donne à voir l'opposition entre les courtisans, les gens d'en haut, et les lansquenets, des mercenaires, des gens de bas étage. Le propos a au fond quelque chose de marxiste.

    Quant à la forme, ce tableau mis sous nos yeux évoque l'art de Proust, son ironie percutante dans l'observation du théâtre social. Et tout autant (c'est probablement davantage l'intention de Zweig) celle des oeuvres satiriques de l'époque.

     

    Mais Zweig voit surtout le tragique du moment, qui tient dans une question :

    « Mais où est Érasme à cette heure historique ? Il est resté craintivement dans son cabinet de travail. Et c'est là sa grande faute. Ami de jeunesse du légat Alexandre, avec qui il a partagé lit et table à Venise, possédant l'estime de l'empereur, épousant les convictions évangéliques, lui seul et rien que lui pouvait encore empêcher le brutal dénouement. (…)

    Mais les occasions historiques qu'on laisse fuir ne se retrouvent pas. Les absents ont toujours tort. En cette heure décisive Érasme n'a pas mis en jeu toutes ses forces, son âme, sa personne, pour la défense de ses convictions ; c'est pourquoi la cause érasmienne est perdue.

    Luther, lui, a exposé sa vie en faisant preuve d'un courage extrême, d'une volonté de vaincre inaltérable – et sa volonté s'est accomplie. »

     

     

    *Une rencontre de la dernière chance, connue sous le nom de « diète de Worms », est organisée en 1521 dans cette ville d'Allemagne, à l'instigation de l'électeur de Prusse, entre la papauté rejetant Luther et l'Empire soutenant les réformés.

     

  • Un retour barbare

    « Érasme, qu'il le veuille ou non, est responsable dans une certaine mesure, en tant que pionnier, des actes de Luther : ''Ubi Erasmus innuit, illic Luther irruit''. Il a entrouvert prudemment la porte par laquelle l'autre a fait irruption. (…)

    Ce qui sépare les deux hommes, c'est la seule méthode. Tous deux ont prononcé le même diagnostic : l'Église est en danger de mort, son matérialisme en est la cause profonde. Mais tandis qu'Érasme propose un traitement lent et progressif, une soigneuse et graduelle épuration du sang par injections de sel attique*, Luther procède à une opération chirurgicale. »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 7 Le grand adversaire)

     

    Ce qui sépare les deux hommes, c'est la seule méthode. Sans doute, mais on peut ajouter que cette différence de méthode procède d'une différence de critères d'analyse. Érasme interroge l'Église à la lumière de l'évangile, certes, mais aussi et surtout des philosophies antiques prônant la raison, la modération, l'adaptation, telles le stoïcisme et l'épicurisme.

    Luther, lui, va chercher tout ce qu'il y a de plus radical dans l'Écriture pour le « balancer » à la face d'une papauté décadente. Une radicalité qui pouvait faire craindre le pire.

    « Tandis que les autres humanistes, de vue plus courte et optimistes, applaudissent aux actes de Luther dans lesquels ils voient la délivrance de l'Église, la libération de l'Allemagne, Érasme y voit, lui, le morcellement de ''l'ecclesia universalis'' en églises nationales, et la séparation de l'Allemagne d'avec les autres états occidentaux.

    Plus avec son cœur qu'avec sa raison, il pressent que la rupture des pays germaniques avec Rome ne pourra se faire sans conflits sanglants et meurtriers. Et comme à ses yeux la guerre est un recul, un retour barbare à des temps depuis longtemps révolus, il s'emploie de toutes ses forces à empêcher qu'une catastrophe ne se produise au sein de la Chrétienté. »

    La séparation de l'Allemagne d'avec les autres états occidentaux. Ici encore est évident le parallèle que Zweig établit entre l'époque d'Érasme et la sienne.

    Sauf que dans les années 30, ce ne sont pas les humanistes (lesquels au contraire se sont beaucoup inquiétés), mais la plupart des hommes politiques (et des hommes d'église), qui ont fait preuve d'un optimisme délirant option autruche : les fascismes et le nazisme présentaient à leur courte vue l'avantage de faire rempart au communisme …

    ... L'idéal communiste s'entend, et non la barbarie stalinienne, dont ils se sont au contraire allègrement accommodés au gré de leurs intérêts.

     

     

    *Cette expression littéraire, désignant une plaisanterie toute en finesse et subtilité, est une façon de mettre en filigrane de l'opposition entre la chirurgie et la médecine douce une autre, encore plus au désavantage de Luther : celle entre l'Athénien raffiné et le Béotien mal dégrossi.

     

  • Exaspérer Luther

    « De tous les hommes de génie que la terre a portés, Luther fut peut être le plus intolérant, le plus irréductible, le plus fanatique. Il ne pouvait souffrir autour de lui que des approbateurs, dont il se servait, ou des contradicteurs qui allumaient sa colère et qu'il écrasait. »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 7 Le grand adversaire)

     

    Avec ce chapitre au titre éloquent, débute la deuxième partie du livre, essentiellement consacrée à la relation entre Érasme et Luther.

    Zweig revient sur les actes et déclarations de chacun d'eux. Il analyse leur opposition sous différentes facettes. Leurs personnalités aux antipodes l'une de l'autre, les divergences sur la mise en œuvre d'une réforme de l'Église, ne s'accordant au fond que sur une chose : sa nécessité.

    Et surtout il fait ressortir un élément historique lourd de conséquences : le fait qu'un véritable débat, dépassionné, disons simplement « technique » ait manqué entre ces eux hommes

    Zweig désigne les insuffisances d'Érasme : sa coupable désinvolture qui ne lui fait pas apprécier à temps la déflagration potentielle des thèses de Wittenberg*, ensuite un manque d'allant à se saisir de la question, et puis même sa dérobade devant des demandes directes de chacune des parties.

    Mais, malgré cela, c'est Luther que Zweig rend véritablement responsable de l'échec. Il en donne ici la raison de fond.

    Ne concevoir les choses qu'en pour ou contre, tout ou rien, discriminer le monde en approbateurs ou contradicteurs : telle est la signature du fanatisme et du sectarisme. Que l'on approuve ou que l'on rejette, c'est au fond la même impossibilité de se faire interlocuteur dans un dialogue ouvert, constructif.

    « Luther, de son côté, devait naturellement haïr la tiédeur et l'irrésolution d'Érasme dans les questions religieuses ; cette ''volonté de ne pas se décider'', ce qu'elle avait de souple, de lâche, de glissant (…) cette ''éloquence habile'' qui évite une confession bien franche, tout cela l'indignait. Il y avait quelque chose en Érasme qui devait exaspérer Luther, quelque chose en Luther qui devait révolter Érasme. »

    Incompatibilité d'humeur entre leurs conceptions de la parole, et pas seulement la Parole au sens des Écritures.

    On pourrait dire que l'un avait tendance à la langue de bois, et l'autre à la langue de fer.

     

    *C'est le 31 octobre 1517, sur la porte de l'église de Wittenberg, que le moine augustin Martin Luther placarde une série de propositions critiquant le système dit des indulgences. (En gros acheter le pardon divin en payant le clergé) (rien de très nouveau donc dans le cadre d'un système religieux, mais les temps étaient mûrs sans doute pour Luther, dans sa réflexion, dans son itinéraire personnel).