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Le blog d'Ariane Beth - Page 59

  • Aux idées justes et claires

    « Si Érasme n'était pas un profond penseur, c'était du moins un esprit extraordinairement vaste, un homme aux idées justes et claires, un libre penseur selon la conception de Lessing et de Voltaire, un homme qui comprenait parfaitement et savait se faire comprendre, un guide au sens le plus élevé du mot. Propager la lumière et la bonne foi était pour lui une fonction vitale. Il avait la confusion en horreur ; tout mysticisme embrouillé, toute métaphysique prétentieuse lui causait une souffrance organique ; de même que Goethe, il ne haïssait rien tant que le nébuleux. »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 3 Sombre jeunesse)

     

    Intéressante cette idée je trouve : même si l'on n'est pas capable d'une pensée de génie, rien n'empêche de penser juste. Être un grand penseur n'est pas donné à tout le monde, mais être un libre penseur, ça, c'est accessible. Pas facile oui (cf la dernière fois) mais possible.

    Dans la dernière phrase Zweig note avec pertinence de quoi la pensée doit se libérer. L'à peu près, l'imprécision, bref toute façon de « s'embrouiller » avec le réel.

    Un nébuleux qui se fait cache-misère d'une pensée poussive, masque de la vanité et de la prétention, et surtout paravent de la mauvaise foi.

    Pour débusquer tout cela et le combattre, le penseur dispose d'une seule arme, que ses adversaires méprisent, mais dont il ne faut pas sous-estimer la puissance.

    « Pionnier universel, il est le père d'un art nouveau : la littérature politique, dont la gamme s'étend du genre poétique à la satire la plus bouffonne – cet art des mots incendiaires que par la suite Voltaire, Heine et Nietzsche porteront au plus haut degré de la perfection, cet art du pamphlet, qui raille toutes les autorités tant laïques que spirituelles et qui est toujours plus redoutable aux puissants que l'offensive brutale des violents.

    Grâce à Érasme, il existe en Europe une puissance nouvelle : celle de la plume. Et le fait d'avoir mis la sienne, non pas au service de la haine et du désordre, mais de l'union et de la concorde, lui vaut une gloire éternelle. »

     

  • Par des chemins détournés

    Zweig poursuit en analysant le comportement d'Érasme dans le contexte agité de son époque, marqué par le début de la Réforme luthérienne, source d'emblée de conflits à la fois religieux et politiques.

    « Parce qu'il ne veut se rallier à aucun parti, Érasme se brouille avec les deux. ''Je suis un Gibelin pour les Guelfes* et un Guelfe pour les Gibelins'', dit-il. Le protestant Luther le couvre d'imprécations, l'Église catholique met ses livres à l'index.(...)

    Cette attitude, cette ''indécision'', ou mieux cette ''volonté de ne pas se décider'', les contemporains d'Érasme et d'autres après eux l'ont appelée bien stupidement lâcheté ; ils ont accusé cet homme timide et clairvoyant de tiédeur et de versatilité.(...)

    Parfois, il s'est mis à l'abri, il a fui par des chemins détournés au moment où la démence générale battait son plein ; mais, ce qui importe le plus, c'est qu'au milieu de cet effroyable ouragan de haine il ait conservé intact son joyau spirituel, sa foi en l'humanité ; et c'est à cette petite lueur que Spinoza, Lessing et Voltaire ont pu allumer leur flambeau, comme le feront par la suite tous les futurs Européens**. »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 1 Sa mission. Le sens de sa vie)

     

    *Dans la guerre pour la prééminence en Europe, les Guelfes soutenaient la papauté, et les Gibelins le Saint Empire germanique. La rivalité politique des chefs trouvait ses soutiens populaires (et aussi sa chair à arquebuse) en excitant l'antagonisme religieux. (Méthode toujours en vigueur avec des résultats toujours aussi satisfaisants).

    **Européens au sens de constructeurs de l'idée européenne.

     

    Cette caractérisation de l'attitude d'Érasme implique une double liberté.

    Liberté de l'intellect dans la volonté de ne pas se décider, autrement dit le scepticisme. Il s'agit bien d'un travail de la volonté. Arriver à préserver sa faculté de choix contre la pente de l'impulsivité qui produit une obnubilation du jugement.

    La libération de l'intellect ouvre la possibilité de la deuxième liberté, celle de l'affectif : se mettre à l'écart, se détourner de la démence générale. C'est de la perte de son intégrité psychique (son joyau spirituel) que la fuite par des chemins détournés préserve Érasme.  

    Spinoza, dans un contexte tout aussi troublé plus d'un siècle après, dira la même chose à sa façon : « L'homme libre montre la même Vaillance ou présence d'esprit à choisir la fuite qu'à choisir le combat ». (Éthique Partie 4 corollaire proposition 69)

    Et bien sûr on pense surtout à Montaigne. Zweig omet de le citer ici, mais il lui consacrera une biographie, qui sera son dernier écrit.

    Érasme, Montaigne, Spinoza, Lessing, Voltaire (il faut rajouter Goethe, Freud et Romain Rolland) : les flambeaux auxquels Zweig lui aussi a nourri sa propre foi en l'humanité. Avant d'être finalement abattu, dévitalisé, par un autre effroyable ouragan de haine.

     

  • Question douloureuse

    Zweig vient de rappeler les idéaux de la Renaissance portés par Érasme et quelques autres en ce début du XVI° siècle : humanisme, cosmopolitisme universaliste, amour de l'étude. Ces idéaux semblent en un premier temps gagner du terrain en Europe. Et puis tout se grippe.

    « Pourquoi – question douloureuse ! – pourquoi un règne aussi pur ne peut-il durer ? Pourquoi des idéaux aussi grands, aussi humains, n'acquirent-ils pas de plus en plus de force, pourquoi l'érasmisme ne se fortifia-t-il pas plus dans un monde depuis longtemps renseigné sur l'ineptie de toute hostilité ? »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 1 Sa mission. Le sens de sa vie)

     

    À la lumière de son expérience, depuis la guerre de 14 jusqu'à la montée du fascisme mussolinien et du nazisme hitlérien, Zweig donne sa réponse, dont la pertinence actuelle a de quoi nous alerter.

    « Nous devons malheureusement reconnaître qu'un idéal ne visant que le bien être général ne satisfait jamais complètement les masses ; chez les natures moyennes, la haine barbare exige aussi sa part à côté de l'amour, et l'égoïsme individuel réclame de chaque idée un avantage personnel immédiat. (…)

    Un idéal purement pacifiste, humanitaire et internationaliste tel que l'érasmisme prive d'impressions visuelles la jeunesse qui aime regarder l'adversaire en face ; il ne provoque jamais cette poussée élémentaire du patriotisme devant l'ennemi d'au-delà la frontière ; ou de la religion à l'égard des membres d'une autre confession.

    Aussi la tâche des chefs de parti est-elle facilitée du fait qu'ils donnent une directive déterminée à l'éternel mécontentement humain ;

    l'humanisme, c'est à dire l'érasmisme, qui ne laisse nulle place à aucune sorte de haine, qui porte héroïquement et patiemment ses efforts vers un but lointain et presque invisible, demeurera l'idée d'une élite intellectuelle tant que le peuple dont il rêve, tant que la nation européenne ne sera pas une réalité. »

    C'est moi qui souligne, et je ne commente pas davantage, je trouve que ces termes parlent par eux-mêmes.

    Ah si : juste ne pas se méprendre sur élite intellectuelle. Zweig n'oppose pas des instruits à des incultes, ni des géniaux à des stupides. Il oppose ceux qui cherchent à comprendre, à faire la part des choses (= intellegere) et ceux qui ne peuvent ou ne veulent le faire.

    L'élite intellectuelle : ceux qui tentent d'entendre raison à travers les bruits de la passion, assourdissants, abrutissants.